lundi, janvier 19, 2009

Manuel de destruction culturelle, chapitre 1: l'université

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Manuel de destruction culturelle, chapitre 1: l'université

PAR PIERRE JOURDE (ÉCRIVAIN)

Dans une grande université de la région parisienne, et elle est loin d'être la seule, des professeurs ou des maîtres de conférences (agrégés, docteurs, chercheurs, etc.) passent beaucoup de temps à délivrer à leurs étudiants des cours d'orthographe (ailleurs, c'est de la syntaxe). Parce qu'on a fini par admettre, devant l'étendue des dégâts, qu'il fallait bien rédiger un peu correctement pour faire des études supérieures de Lettres. Voilà où en est l'université, voilà à quoi elle sert. Comme on ne peut pas sélectionner à l'entrée, et qu'on doit donc accepter tous les étudiants à la fois titulaires du baccalauréat et incapables de rédiger une phrase (ce qui fait énormément d'étudiants), on emploie des chercheurs de haut niveau à apprendre les règles d'accord du participe passé et les conjugaisons. Logique. L'université ne doit pas sélectionner, mais elle doit, en même temps, délivrer des formations professionnalisantes. A ceux qui exigent que l'université professionnalise sans sélectionner, il faudrait demander s'ils accepteraient d'être opérés par un chirurgien qui a rejoint la profession sans sélection. Ou que leur enfant reçoive l'enseignement d'un instituteur recruté sans sélection. Eh bien c'est pour demain.


S'il faut professionnaliser sans sélection, laissons tomber l'orthographe, et même la littérature en général. Ou alors, il faut appliquer au supérieur la méthode préconisée par M. Darcos en primaire: est-il vraiment nécessaire d'avoir recours à un agrégé, docteur ès lettres, habilité à diriger les recherches, pour enseigner l'accord du participe passé? Un certifié fera largement l'affaire. Mais là, nous avons un problème. Avec la réforme des concours concoctée par le ministère, un certifié de lettres aura une parfaite connaissance du système éducatif, et des notions rudimentaires de langue, de culture générale et de littérature. Il n'aura donc pas les capacités pour assurer un cours d'orthographe. Exagération? Pas du tout, si l'on en croit l'orthographe, le niveau de langue et de culture du candidat moyen au Capes, voire, de plus en souvent, l'orthographe de certaines annotations de professeurs sur les bulletins scolaires[1].


La formation universitaire des professeurs obéira à la même logique que celle qui préside au recrutement des fonctionnaires, et à la politique de formation en général: fabriquer des visseurs de boulons, qui ne pensent pas plus loin que leurs boulons. Sur ce point, la politique gouvernementale rejoint les vœux de certains héritiers de Bourdieu qui se sont exprimés sur la réforme des concours de la fonction publique: pour eux, la culture générale est discriminatoire, car elle est l'apanage des enfants de la bourgeoisie. La Princesse de Clèves au programme d'un concours de la fonction publique? Le sémillant André Santini se révolte. Quel scandale! Discrimination! D'ailleurs, la Halde[2] est de cet avis. En gros, André Santini et Pierre Bourdieu, même combat. Donc, pas de culture générale aux examens, pas de culture générale durant vos études. Inutile, bien entendu, d'imaginer que l'on puisse tenter d'enrichir la culture générale des individus issus des classes populaires. Vous ferez votre boulot, et pour le reste, il y a la télévision. C'est un idéal social. Heureusement qu'André Santini ne lit pas le New York Times. Il y apprendrait qu'aux Etats-Unis, on revient à la culture générale pour les études médicales. Cela donne de meilleurs médecins, paraît-il. Mais nous, en France, nous sommes plus malins. Formons donc des policiers incapables de rédiger (bonjour Outreau), des fonctionnaires bornés et des médecins limités, pour qui l'homme n'est qu'un ensemble d'organes. C'est de ça qu'on a besoin. De quoi d'autre? La culture, ce n'est pas l'accès à l'humain, c'est juste de la distinction sociale, n'est-ce pas. La maîtrise du langage, ça ne sert à rien. Visser boulon le jour, avaler Cauet le soir. Là, on n'est pas discriminé. Tout le monde il est égal, tout le monde il est décérébré.


Eh bien il n'y a pas de raison que l'université seule perpétue la discrimination. Nous aussi, à l'université, nous avons le droit à l'abrutissement. Réclamons-le haut et fort. Les réformes des concours d'enseignement, du cursus universitaire et du statut enseignant vont dans ce sens. Le nouveau professeur certifié devra connaître parfaitement l'organigramme administratif de l'éducation nationale, il sera recruté là-dessus, c'est de ça qu'il a besoin. Beaucoup moins de culture, instrument de distinction sociale. Les agrégés seront recrutés au terme d'une formation plus courte, qui intégrera plus de théoriepédagogique. En revanche, on économise l'année de stage. Ce n'est pas utile, pour un enseignant, de se former par un stage. Et puis surtout, ça revient cher, c'est là le problème. Au boulot à temps plein tout de suite, avec de la théorie pédagogique et une bonne connaissance du système éducatif, ça devrait fonctionner, non[3]?

Certes, on conservera des bouts de stage, mais avant le concours. De petits passages rapides dans une classe. Tout cela pour tous les étudiants en formation. Ce qui fait du monde, tellement de monde même qu'on n'aura pas la possibilité matérielle d'organiser correctement ces stages, mais au fond quelle importance?

Reste le cas des universitaires eux-mêmes. Ils ne seraient pas un peu cultivés? Ce ne serait pas de la distinction sociale, ça? En outre, ces fainéants prétendent faire de la recherche. Mais est-ce bien sûr? Il faudrait vérifier ça. L'autonomisation des universités consiste, en gros, à contrôler de plus en plus l'activité des universitaires, et à les faire dépendre toujours plus des autorités locales. Désormais, l'universitaire, déjà quasiment métamorphosé en rond-de-cuir à réunions et paperasses, passera son temps à pondre des projets, des évaluations et des rapports d'activité, c'est-à-dire à avouer ce qu'il fait et ne fait pas à l'inquisition publique. On a beau crier sur tous les tons que la liberté et le temps sont nécessaires à la recherche, rien n'y fait, l'obsession ministérielle est de contrôler. Un universitaire exerce trois métiers, enseignant, administrateur et chercheur. C'est déjà beaucoup. Mais on en distingue, dans le fond, un ou deux qui ne cherchent pas assez. Qu'ils enseignent donc plus. Cela s'appelle, dans la réforme, la «modulation des services».

En réalité, l'immense majorité des universitaires consacre déjà beaucoup de temps à la recherche. Le temps que leur laissent l'enseignement et la bureaucratie démultipliée par les diverses lubies tracassières des ministères ne suffit plus. Il faut chercher le soir, le samedi et le dimanche. En d'autres termes, si les autorités laissaient les universitaires tranquilles, ils pourraient chercher plus. Mais c'est constamment l'inverse qui se passe. Si une petite partie d'entre eux s'investit moins dans la recherche, cela ne justifie en rien une réforme des statuts, dont on a toutes les raisons de soupçonner qu'elle cherche, une fois de plus, à alourdir une charge de travail déjà considérable.


Cette réforme, qui entend compenser recherche et enseignement, part d'une méconnaissance totale de la réalité concrète de l'université, ce qui est un trait constant des politiques français et de ceux qui les conseillent. A l'université, recherche et enseignement, pour une part notable, ne se différencient pas. Comment comptabilisera-t-on les directions de recherche? Les déluges de mémoires à lire? Les soutenances de thèses? Les directions d'école doctorale? Les interventions dans des séminaires pour exposer une recherche en cours? Les directions de revues et de collections? Les organisations de colloques? Recherche? Enseignement? Administration? Et comment mesurer une recherche? Si vous vous consacrez cinq ans à un grand livre, vous ne faites rien de visible. Donc on vous accablera de charges. Si vous êtes plus malin, vous publiez des tombereaux d'articles creux. Ça ce voit, ça se mesure bibliométriquement: vous êtes un chercheur.

Ce qui sous-tend en réalité cette réforme, c'est que le ministère a bien compris la philosophie de ce gouvernement. Si la culture est une vieillerie discriminatoire, alors les universitaires sont des inutiles qui coûtent cher. Leur seule fonction consiste à occuper quelques années les centaines de milliers de jeunes gens qui n'ont pas eu accès aux grandes écoles. Avec plus d'heures d'enseignement, ils pourront donner plus de cours d'orthographe ou de connaissance du système éducatif au lieu de se consacrer à la recherche.

Afin de mieux les mettre au pas, la réforme remet entre les mains des présidents d'université leur recrutement, leurs services et leur promotion, dont une partie relevait autrefois du Conseil National des Universités. Ce qui est désopilant, dans cette mille cinq centième réforme, c'est qu'elle entend, comme les autres, remédier aux maux incontestables dont souffre l'université. L'un de ces maux, universellement pointé depuis des années, tient au clientélisme local. Par conséquent, excellent gag, la réforme s'empresse de renforcer autant que possible les conditions de ce clientélisme. Le roi-président n'aura plus qu'à distribuer les prébendes à ses courtisans, pour des motifs, bien entendu, qui seront tous directement en rapport avec l'excellence de la recherche et la qualité de l'enseignement. Qui pourrait penser autrement?  

A l'horizon de cette réforme, qui s'inscrit dans la parfaite continuité des précédentes entreprises de démolition, l'université devient une sorte de lycée, où des enseignants bien soumis à la hiérarchie locale formeront des instituteurs bas de gamme, pauvres en culture générale mais riches en connaissances bureaucratiques. L'université se définissait autrefois par la liberté, le savoir, la recherche et sa transmission. Il fallait bien en finir avec ces conceptions discriminatoires.

P.J.

Retrouvez Pierre Jourde sur BibliObs.com


[1] L'université n'est pas épargnée. La présentation des cursus, sur le site d'une grande université de la région parisienne, rédigée dans la novlangue dogmatique qui plaît au ministère (démocratiserprofessionnaliser) arbore fièrement une faute d'accord et une faute de syntaxe. C'est le progrès qui veut ça, et c'est nettement plus démocratique comme ça :

La faculté des Lettres et Sciences humaines de l'Université Paris [...] propose un large éventail de parcours en Licence et Master.

Une faculté française qui:

  • Propose des cursus doubles licences aménagées ( 2 diplômes en 3 ans)
  • Propose des parcours en majeure/mineure
  • Propose un parcours spécifique «Professeur des Ecoles»
  • Met l'accent sur l'élaboration du projet professionnel de l'étudiant en proposant des parcours professionnalisant dès la première année.

Précisons que le site du campus de [...] est pressenti pour accueillir à l'horizon 2010, le deuxième IEP de Paris (Institut d'Etudes Politiques) après l'actuel site parisien de la rue Saint-Guillaume afin de démocratiser les études en sciences politiques et les ouvrir au plus grand nombre.

Une Faculté en phase avec le projet professionnel des étudiants:

La Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l'Université Paris [...] basé à [...] a fait le choix de proposer des licences avec un grand nombre de parcours proposés aux étudiants dont des parcours professionnalisants à partir de matières classiques, d'où la mise en place d'un éventail de cursus et de parcours :

La licence bi disciplinaire Majeur/Mineur

Ces licences ont la particularité d'englober deux disciplines, une en «majeure », l'autre en « mineure »:

  • La mineure est intégrée à la place des options afin de ne pas augmenter la charge horaire.
  • La qualité de l'enseignement permet de maîtriser et s'ouvrir sur des compétences et des connaissances.

L'étudiant accroît ses chances d'insertion professionnelle (concours, entreprise...) ou de poursuite d'études en master.

[2] Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l'Egalité.

[3] Le 12 décembre 2008, le conseil d'administration de l'université Paris IV-Sorbonne, réuni en formation plénière, a voté à l'unanimité une motion pour exprimer son inquiétude devant le contenu de la réforme des concours. Pour lui, la suppression du stage de formation en alternance et la coïncidence de la préparation aux concours avec les travaux de recherche destiné à l'obtention du master «est susceptible de porter de très graves préjudices à l'ensemble des étudiants de France et à la recherche en Lettres et sciences humaines». Il estime donc ne pas pouvoir présenter de modalités de préparation aux concours. A la Sorbonne, c'est une première

4 commentaires:

Anonyme a dit…

ah le nivellement pas le bas : formons des crétins !

j'ai entendu l'autre jour
une élève disant à sa maitresse "je vais chez ma mamie à Toulouse."

l'institutrice lui a répondu : "c'est bien, tu vas voir la mer !"

elle n'est pas belle celle là ?

tu parles d'avenir peu brillant mais l'avenir, on y est déjà.

J'dis ça ...

PS : Tu peux me remercier d'avoir lu tout l'article, je ne suis pas certaine qu'on soit nombreux à être allés jsuqu'au bout ...

Anonyme a dit…

Si, moi aussi, je suis allée jusqu'au bout ;-)
Et je trouve l'analyse de Mr Jourde intéressante. De toutes façons, le but du jeu affiché n'est pas d'améliorer notre sens critique, notre autonomie, et notre faculté à comprendre le monde… Je me souviens d'un discours de campagne où le président actuel disait qu'il n'y avait aucune raison que le contribuable finance les lieux où on enseignait des choses inutiles (il parlait entre autres de la fac de lettres…). On ne pouvait pas s'attendre à mieux…

El Ultimo Bastardo a dit…

Merci Mesdemoiselles ou Mesdames ...on est 3 alors!

Anonyme a dit…

mesdemoiselles, voyons !