D’abord, l’odeur grimpait l’escalier, et c’est elle qui me réveillait dans mon lit : le café noir, cuit et recuit, aux effluves de caramel brûlé pour la raison qu’il chauffait en permanence sur la fonte de la cuisinière à bois. Mon père nourrissait le fourneau avec des bûchettes et des rondins qu’il fendait dans la cave, le soir. J’entendais les coups sourds qui venaient de derrière les murs, étouffés, réguliers, cadencés. Le fer de la hache séparait en deux morceaux les billes de bois posés sur une vieille racine marquée, cicatrisée de traits et destinée à accueillir les pièces sacrifiées. Je n’avais guère le droit de stationner à proximité, car les coups assénés étaient suffisamment violents pour faire dangereusement voler les éclats dans le petit espace de la cave. L’odeur était humide, la terre battue. Les bras de mon père étaient puissants, sa force m’impressionnait, elle contrastait avec son calme et sa douceur. Paradoxalement, sa sérénité était manifeste jusque dans ce geste puissant : économie de mouvements, efficacité du tombé de l’instrument, régularité des reprises. Lorsque les morceaux étaient allés ici ou là, autour du billot, mon père les ramassait, les entassait dans ses bras, en un petit tas régulier - une brassée. Puis il fermait la porte de la cave, revenait à la cuisine, et déposait son tribut au pied du fourneau incandescent. La chaleur saturait la petite pièce, elle semblait faire danser l’air de l’atmosphère. Dans cette cuisine, nous vivions en permanence : pour les petits déjeuners, les déjeuners et les soupers, les bains pris dans une bassine métallique, les leçons et les devoirs, les fêtes et le tout-venant, les jours de bonheur et ceux de tristesses, les étés chauds et les hivers glacés, les nuits d’insomnie et les journées banales. Moins de vingt mètres carrés pour une existence à quatre.
Mon père, c’est d’abord ce fumet de café, sécurisant et doux, un peu fade, qui me disait, au fond de mon lit, la demi-heure qui me restait avant le lever à proprement parler. Je consacrais ce temps à laisser vagabonder mon esprit, à penser à tout et à rien, à réfléchir à de minuscules problèmes, à imaginer, rêver. A savourer la quintessence du temps mesuré, heureux dans la chaleur des draps, avant celui du dehors, plus froid, plus rigoureux - car la chambre où nous dormions tous n’était pas chauffée. A quelques mètres de la maison, sise ruelle des Soupirs, il y avait l’église et son clocher qui racontait toutes les quinze minutes où nous en étions du temps. La nuit, j’y mesurais déjà mes insomnies et les ponctuations de mes pérégrinations nyctalopes.
Si le café racontait mon père, la nuit, les petits matins et le sommeil qu’on n’en finit pas de tirer, comme les Parques leurs longs fils, d’autres odeurs restent également associées à lui. Moins socialement acceptables, mais tout aussi logées dans mon âme, du côté des souvenirs et des mémoires ancestrales, c’étaient les effluves sales du purin, cette épouvantable rémanence d’excréments de porcs qui imprégnait le tissu de ses vêtements de travail, malgré l’immense propreté qui était la sienne. Lavé, rincé, décapé, mais vêtu de ses bleus, le midi, il portait avec lui les mauvaises senteurs des sanies animales : elles pénétraient tout, la trame des tissus, les cheveux, la peau, malgré les lavages.
D’autres fois, quand l’épandage avait pris fin, c’était l’odeur tout aussi infecte de l’ensilage, du maïs pourri, cette infection donnée en pâture au bétail. A d’autres moments, les traces nauséabondes étaient produites par les engrais, fabriquées avec les cadavres d’animaux, charognes asséchées et pulvérisées recyclées par les équarisseurs. Enfin, ce pouvait être, aussi, les bouses de vache qui séchaient, collaient aux vêtements pendant plusieurs jours quand, les séances de vaccinations vétérinaires venues, il fallait enclore les animaux, les parquer, les déplacer, gérer leurs mouvements de l’herbage aux cages métalliques dans lesquelles elles déféquaient, effrayées, avant qu’on ne les rende à leur liberté. Avec le temps, toutes ces odeurs finissaient par disparaître. Elles saturaient l’espace, dès que mon père entrait dans la cuisine, puis plus rien, une olfaction décérébrée, une zone blanche et neutre. Je ne voyais plus que sa figure propre et sereine, son corps lent et silencieux : l’oeil qui mangeait tout ne laissait plus de place au nez.
Dans la maison, aussi petite qu’un modèle réduit pour poupées, il n’y avait ni salle de bains ni douches. Les toilettes étaient dans la cave, et, pour y parvenir, il fallait sortir dehors, faire quelques mètres. La nuit, la sortie s’effectuait dans l’intimité des pleines lunes, de leurs quartiers, des croissants, des mouvements de nuages et des traînées laissées dans le ciel par les étoiles filantes. L’été, elle était saturée des parfums venus des champs, les grains moissonnés dans la poussière, les herbes fraîches dans lesquelles chantaient grenouilles et crapauds. L’hiver, on entendait un chat-huant souffler dans les hautes tours du château médiéval qui domine le village et les pas craquaient dans la neige gelée où l’on s’enfonçait. Quitter la chaleur du lit supposait qu’on se fasse transpercer la chair et l’âme par le froid. Aussi, dans la chambre, un seau en émail permettait qu’on n’ait pas à sortir pour les seules urgences liquides… Je me souviens du jet d’urine de mon père, au beau milieu de la nuit. Il faisait un bruit dont je connaissais le rythme et qui, dans ma mémoire, se trouve aujourd’hui par-delà la pudeur, du côté des nécessités et des promiscuités qui n’étaient que la proximité des pauvres démunis d’espace et de temps.
Les corps étaient donc lavés dans une immense bassine en zinc. Les paillettes de l’alliage produisaient brillances et scintillements, suivant qu’on les regardait d’une manière ou d’une autre, dans la lumière drue, rasante ou effleurante. Ma mère faisait chauffer l’eau qui bruissait, chantait en bulles qui venaient crever la surface. La vapeur, épaisse, enveloppante, s’étendait dans toute la pièce. Elle versait le liquide brûlant et le bruit se modifiait en fonction du remplissage : du jet sec au bouillon généreux. Mon père y ajoutait de l’eau froide pour obtenir une température ad hoc. Il attendait pieds nus sur une serviette dépliée à même les pavés en terre. Ses orteils me paraissaient démesurément longs, et d’autant plus étonnants qu’ils étaient tous surmontés de quelques poils clairs. Dès la bonne température, mon frère et moi étions conviés à quitter la pièce pour un ailleurs où il serait impossible de voir le corps du père : la chambre ou le garage. Le temps du bain, il nous fallait nous occuper et ne pas mettre le nez dans la cuisine transformée en salle de bains. Pourtant, pour l’avoir entr’aperçu lorsqu’il se déshabillait, le soir, je savais le corps de mon père étonnamment blanc, sauf sur les avant-bras et le visage que le soleil cuisait, brûlait, tannait. Les rayons dessinaient dans l’encolure un angle net, une forme de V et, sur le front, une ligne droite, horizontale : la démarcation entre ce que la casquette protégeait et le reste. La nudité de mon père longtemps fut pour moi cette double géographie : ces terres blanches et ces zones arides, cette carnation lactée et ce cuir brun, cette ombre douce et cette lumière crue. Le jour et la nuit, la vie et la mort. D’un côté, ce que le tissu des vêtements cachait, de l’autre, ce qui était exposé à l’air, au vent, au froid et à la morsure solaire.
Dans le monde où mon enfance se déplia, la tendresse ne se disait pas. Ni par les mots ni par les gestes. De sorte qu’il m’est facile de me souvenir de l’une des deux ou trois reprises où mon père dérogea. C’était fin juin 1976, je venais d’avoir mon baccalauréat, j’avais dix-sept ans. L’été donnait sa meilleure lumière, sa chaleur qui me ravit toujours autant. Je n’avais guère travaillé cette année-là. En dilettante, d’ailleurs, je souhaitais plutôt échouer pour me donner une année de battement, non loin de celle qui préoccupait, sinon tourmentait alors mon esprit. Contre toute attente, le rattrapage me fut favorable et j’empochai de justesse un diplôme qui, pour mes parents, signifiait quelque chose : le baccalauréat, un sésame, une couronne de laurier, une médaille olympique, de toute façon plus que tout autre chose, car, par exemple, plus tard, mon doctorat fit moins impression. Toujours est-il que, le soleil aidant, j’avais décroché l’occasion de véritables vacances, dans le genre repos du guerrier. Apprenant mon succès, mon père sourit, posa sa main, comme en une onction, sur ma tête, sur mes cheveux. Je sentis son poids, son épaisseur, les doigts dans leur détail, la paume, sa surface, le presque abandon mais la retenue, toutefois, dans le poignet. L’immobilité lourde de son geste trahissait à la fois une peur de mal dire, mal faire, de briser ou casser quelque chose, et une vérité sans détour, sans ambages. Aucun mot n’accompagnera le geste, aucune durée, non plus dans celui-ci qui, malgré tout, devint pour moi de la matière dont on fait l’éternité. Mon corps fut ému et traversé par l’influx de mon père, sa paix, sa joie secrète, silencieuse et profonde. Le temps d’un instant, je suis devenu sa fierté. Eloquent dans son mutisme, il sourit, laissa sa main, là, presque sur mon front, le temps que d’autres auraient mis à faire une phrase brève. Lorsqu’il reprit son geste, parce que l’éternité ne peut durer plus que de raison, je sentis dans mes cheveux sa peau rêche et calleuse qui en arrachait quelques-uns. Depuis, dans chacune des mains de Picasso ou de Fernand Léger, je vois les siennes, même si je sais que mon père n’a plus d’auriculaire gauche, car il le perdit dans un accident qui aurait pu lui être fatal en tâchant de retenir le cheval emballé qui l’emportait dans un tombereau attelé, lequel s’écrasa sur un mur, broyant le doigt. Parfois, je me dis qu’en un endroit du monde, des os de mon père sont séparés de lui, partie de lui déjà morte.
Souvent je me demande si mon goût pour les mots ne vient pas, de manière réactive, de mon attente toujours déçue d’entendre mon père me parler, me dire, me raconter. Bavarder n’est pas son fort, ni parler pour ne rien dire. Ni d’ailleurs parler pour dire quoi que ce soit. Taciturne, il aime être dans la nature comme les minéraux ou les plantes : à leur place, sans gémissement ni contentement, sans récrimination ni satisfaction. Ici et là, obéissant à une sorte de nécessité qui est pour lui fatalité. C’est d’ailleurs l’un de ses mots de prédilection : fatalement. Le mutisme, chez lui, était porté à son incandescence. Au point, d’ailleurs, qu’il me semble que je pourrais presque me souvenir de la totalité de ce qu’il m’a dit dans mon enfance.
Lorsque je l’aidais, dans le petit champ qu’il cultivait, notamment à l’époque où il fallait planter les pommes de terre ou les arracher avec une binette et un lourd panier en fil de fer que je traînais derrière moi, je ne cessais de lui poser des questions. Il ne cessait de me demander d’être un peu silencieux, avec une gamme qui allait de la gentillesse bienveillante, au début, à l’énervement malgré tout contenu, à la fin. Je l’interrogeais sur ses parents, que je n’ai pas connus, sur son enfance, sur la raison pour laquelle les alouettes montaient dans le ciel en s’époumonant avant de se laisser tomber comme des pierres, pourquoi l’on entendait si distinctement les cloches qui sonnaient dans le village à quelques kilomètres. Je lui demandais ce qu’il aurait aimé comme métier s’il n’avait pas été ouvrier agricole, si son travail lui plaisait, dans quel endroit du monde il aurait aimé se rendre si on lui avait offert une destination à son choix, quelle était la ville la plus éloignée de notre village qu’il eût visitée. Et il répondait, évasif, bref, concis, précis, économe. C’est ainsi que j’appris qu’en guise de pays magique, à connaître grâce à une baguette d’enchanteur, il avait choisi le pôle Nord… Ce qui, pour moi, est toujours un mystère, encore aujourd’hui. Pendant que je le pressais de questions et qu’il éludait au mieux, je regardais ses gestes, ses mains, ses bras, ses doigts, le détail des mouvements de chaque partie de son corps. J’admirais, moi qui étais tout tordu avec mon panier, qu’il fût cassé en deux, comme à l’équerre, les jambes raides et tendues, droites, le buste penché, faisant un angle parfait, les bras effectuant leur geste, précis et efficace : un coup de binette, de la terre enlevée ici, faisant un petit tas là, juste le temps, pour moi, de lancer ma petite pomme de terre au milieu du petit cratère, de sorte que le coup suivant permette un nouveau trou, dont la terre servait à combler le précédent. Et ainsi de suite. Il avançait, ses pas étaient réguliers, sa progression aussi ; je titubais, mes pas étaient désordonnés, ne parlons pas de progression. Lui, silencieux, moi, étourdissant de paroles.
Chacune de ces occasions qui me fut donnée de planter des pommes de terre, ou de travailler avec lui dans le champ, me permit de constater que, s’il parlait peu, mon père disait ce qu’il faisait et faisait ce qu’il disait. Ainsi promettait-il quelque chose pour mon aide au travail de la terre : “Toute peine mérite salaire”, disait-il. Et j’avais toujours le loisir de constater que le geste était joint à la parole. Presque rien, peu de chose, mais une preuve que les mots doivent énoncer et annoncer ce que l’on va faire, et qu’il s’agit de respecter la parole donnée. Mon père ne me fit pas beaucoup de promesses dans mon existence d’enfant, mais il les a toutes tenues. Ce n’est que plus tard, sans lui, que j’appris que les mots peuvent aussi servir pour de moins honorables causes. Parfois, en guise de récompense, mon frère et moi lui demandions qu’il fasse bouger son biceps. Il levait la manche de sa chemise et je voyais la ligne de démarcation entre le bronzage des mains, de l’avant-bras et la carnation blanche de son bras. Puis il le pliait doucement. Avec puissance et force, il ramenait son poing vers son épaule. Alors nous étions impressionnés et fiers, car la boule de muscle faisait saillie, ronde, dure. J’aimais toucher, d’abord avec un doigt, comme on touche un objet dont on ignore la consistance, puis, parce que le muscle résistait, dur comme de la pierre, avec toute ma main, ainsi qu’on essaie en vain d’éclater un ballon de baudruche. Et je constatais, une fois de plus, que la force de mon père n’avait qu’à être sollicitée pour apparaître. Fierté de petit enfant…
Bien souvent, ces muscles-là avaient travaillé une journée durant à des mouvements répétitifs et aliénants : charger et décharger des sacs de grain ou d’engrais pendant plus de huit heures. Le soir, il calculait que deux ou trois tonnes lui avaient brisé le dos, arraché l’échine, torturé la colonne vertébrale. Exténuée, au bout de la table, la force demandait réparation, en silence, comme une évidence. Il mangeait sans un mot, telle une mécanique. Je sentais dans ma propre chair, sa fatigue, son épuisement, sa carcasse fourbue. Parfois, me découvrant tétanisé, blessé, j’imaginais pouvoir prendre en charge un peu de sa douleur et de sa peine. C’est à cette époque que j’ai mesuré l’impossible communication entre les chairs. Dans les meilleures hypothèses, seules les âmes s’effleurent, car le solipsisme est la règle. On n’a jamais supprimé un gramme de souffrance à qui que ce soit en se couvrant de douleur : avec ce mauvais calcul, on ne parvient qu’à la macération, à l’ajout de négatif au négatif.
Les tâches pénibles avaient fabriqué un corps à leur mesure : petit, râblé, sa musculature, développée quand il était jeune, avait stoppé la croissance osseuse. A vingt ans, il portait cent soixante-cinq kilos sur les épaules : deux sacs de cinquante et un copain de soixante-cinq. Autant dire qu’il sculpta sa silhouette, je dirais, à son corps défendant. Aujourd’hui, lorsque je le vois marcher, un peu en dodelinant, comme chaloupé par un poids qui n’est plus sur ses épaules, mais dont sa chair a vraisemblablement conservé la mémoire, je sens un pincement au coeur, une émotion, une petite peine.
Lorsque je le surprends, dans le village où j’arrive sans m’être annoncé, et qu’il traverse le bourg, la tête penchée, le visage vers le sol, le regard perdu sur les trottoirs où il marche, je me demande toujours à quoi il peut bien penser, ce qu’il a dans l’esprit au moment précis où je le regarde, quelles idées le préoccupent, le soucient, le distraient. Quelles images et quels souvenirs, quelles vitesses, quelles cadences, quelles émotions, quelles réflexions. Je ne sais. Je ne saurai pas, je ne saurai jamais. Sa démarche est lourde, comme s’il devait encore et toujours se défaire d’une terre de labour, marchant dans des sillons gras, la glèbe collant à ses pieds. Ses épaules oscillent, comme en un roulis, gîte, tangage, mouvements qui conduisent son corps sur une onde imaginaire, improbable.
Sa silhouette est figée ainsi, comme elle l’était, à l’époque où il se rendait à son travail en mobylette, d’une autre étrange manière : étonnant cavalier sur une monture singulière, il ne variait pas dans sa façon d’enfourcher l’engin ni de le conduire. Sa posture ne changeait jamais, une jambe tendue, l’autre repliée, le torse droit, la tête légèrement inclinée, sa casquette avec la sempiternelle visière relevée et son visage impassible, quelles que soient les circonstances. En hiver, je souffrais de le voir partir, même emmitouflé de vêtements qui finissaient par être troués, puis rapiécés et enfilés les uns sur les autres. Debout dans l’embrasure de la porte, j’avais froid et je le regardais partir dans l’air glacial et le vent coupant : il allait passer sa journée dehors dans des températures polaires.
Le soir, quand il rentrait, son nez était gelé, rouge. Deux grosses gouttes d’eau claire perlaient. Il enlevait ses gants en peau de mouton, ses bottes en caoutchouc, ses grosses chaussettes de laine, posait tout cela sur un journal déplié, grand ouvert sur le carrelage. Puis il plaçait une chaise devant le fourneau, ouvrait la porte et rentrait ses pieds dans le four en attendant de les dégourdir, puis de leur redonner une température décente. Il lui fallait longtemps avant de retrouver une circulation sanguine qui ne soit pas douloureuse. Dans le cadre du four, ses deux pieds nus, blancs, faisaient comme des marionnettes. Il remuait tous ses orteils, dans le désordre, comme Guignol les têtes de ses figures de théâtre.
Au moment de la moisson, l’été, parce que la saison l’exigeait, mon père travaillait presque nuit et jour, puis il terminait ses journées au bord de l’épuisement. Ses nuits n’étaient guère longues, trois ou quatre heures, parce qu’il fallait repartir prendre sa place dans le ballet des moissonneuses-batteuses, des tracteurs, des allées et venues dans la poussière de balle et de paille. Dans la nuit, le matériel agricole qui allait en procession livrer les grains à la coopérative illuminait la campagne : feux jaunes et blancs, luminosités brutales, dans les champs, sur le bord des routes, dans le vacarme des moteurs d’engins et dans le tourbillon de particules en suspension. Dans cette violence fuligineuse, on voyait les rais de lumière comme des coups de sabre, des zébrures d’acier. Et la moissonneuse apparaissait, jaune dans le nuage et le bruit, elle allait et venait dans un ballet gracile, manoeuvrait en bout de pièce, partait et vrombissait dans la nuit, laissant derrière elle le souvenir d’un monstre avalant les champs, les étendues de blé, les tonnes de paille et de grain qu’elle vomissait, ou crachait plutôt dans une trémie bruissante des grains qui s’ajoutaient en tas ondulants et gracieux. Moloch aux yeux percés dans l’obscurité comme à l’arme blanche, elle emportait mon père ou son collègue qui aliénaient leur corps dans cette noria de décibels et de poussières. Quand ils descendaient de l’engin, c’était pour marcher aux limites du déséquilibre, la chair encore travaillée des vibrations, des secousses, des cahots engrangés pendant des heures. Leurs visages étaient noirs, pelliculés, recouverts d’une croûte brune dans laquelle les yeux saillissaient, hagards et fatigués. L’iris bleu de mon père, le blanc, faisaient tache de mer et d’azur dans l’étendue tellurique du restant du visage : oasis de paix, malgré la fatigue, dans cet océan de crasse et de saleté.
De mon côté, englouti dans les ténèbres, caché, évitant de me faire voir, le laissant tout entier à son travail, je le regardais, pleurant parfois d’amour et de rage mélangés. J’ai passé des heures, ainsi, à le regarder, embusqué derrière une haie, au creux d’un fossé, dans les fondrières d’un chemin, derrière le tronc d’un arbre, en haut d’une pièce de terre d’où il ne pouvait me voir. Impuissant, révolté, malheureux de le voir ainsi sacrifié, utilisé, commandé, impliqué dans le travail de la ferme comme un matériel parmi du matériel, j’ai serré les dents plus d’une fois à m’en faire mal à la mâchoire, retenu des sanglots dans le fond de ma gorge, à m’en tétaniser les cordes vocales, contenu ma colère et ma violence, à la sentir me travailler la poitrine, me déchirer le sternum. C’est là, dans ces champs, dans cette campagne normande, celle plaine d’Argentan, que j’ai appris le monde du travail, la misère des ouvriers, la pauvreté de leur existence, leurs déplorables conditions de vie, au quotidien. J’ai découvert le cynisme des chefs de culture, des contremaîtres - qui parfois devaient leur promotion à l’usage que leurs femmes faisaient de leurs charmes auprès du patron propriétaire - en respirant l’odeur des saisons dans les pièces de terre retournées, cultivées, ensemencées, travaillées par mon père. Je venais juste d’avoir dix ans, je devais m’emplir, en même temps que les poumons des parfums de la nature, l’âme d’une pleine cargaison de révolte. Je ne crains plus d’en manquer jusqu’au bord de ma tombe.
Cette rage au coeur, je l’ai expérimentée tout particulièrement un dimanche matin, toujours pendant la saison des moissons. Mon père était rentré tard dans la nuit du samedi, le corps fatigué, perclus. Il avait passé son visage sous l’eau : j’en avais entendu les signes, le robinet de la cuisine qui coulait. Puis, il s’était allongé sur le lit, à peine déshabillé. J’avais regardé les aiguilles phosphorescentes du réveil ; il était tard dans la nuit. Je voyais l’ombre de sa silhouette et j’entendais le tic-tac bruyant du réveil-matin à bon marché. Malgré les rideaux, l’enseigne lumineuse d’un café en vis-à-vis de la maison de mes parents apportait de la lumière dans la pièce. La fenêtre était ouverte sur les bruits et les odeurs de l’été. Lorsqu’il se préparait à aller au lit, mon père défaisait ses vêtements en préservant sa pudeur. Il les posait les uns après les autres sur le rebord d’un vieux fauteuil de coiffeur qu’on lui avait donné - et sur lequel j’ai depuis écrit tous mes livres. A peine allongé, il s’endormait - comme une masse, disait-il. Le lendemain matin, après sa nuit, je l’ai trouvé dans la cuisine, se rasant. Mon père se rasait trois fois par semaine, c’était un rituel conservé des habitudes anciennes, celles de son père en l’occurrence, où le barbier accomplissait ce qui, depuis, est devenu une charge en propre pour chacun. Le jour de congé était de ceux au cours desquels il faisait mousser le savon à barbe dans un petit bol doré, avec son blaireau. J’aimais le bruit qu’il faisait lorsque mon père l’appliquait sur son visage, en le faisant tourner régulièrement, dans le sens des aiguilles d’une montre, puis à l’envers, de haut en bas, puis l’inverse. L’odeur était douce. Puis il plaçait une lame, extraite d’un petit emballage jaune, et la fixait à l’extrémité de son rasoir mécanique. Commençait alors l’opération proprement dite de rasage : crissement, grattage, je me souviens des bruits, les mêmes que ceux qu’aurait fait le passage d’un doigt ou d’un ongle sur du papier de verre. Son poil dur, coupé, rincé, faisait des dessins mystérieux sur la céramique de l’évier. Le brise-jet du robinet envoyait tout cela dans le précipice des canalisations après l’avoir contraint à épouser les mouvements en spirale de l’eau ainsi dispensée. Après le rasage, sa peau douce comme celle d’un enfant, il se rinçait longuement, puis s’essuyait avant de passer de l’eau de Cologne - du sent-bon selon les usages à la maison. Le dimanche matin de moisson, donc, alors qu’il se rasait, est arrivé l’un des chefs de culture qui a garé sa méhari, le moteur tournant, devant la porte de la maison. Il a frappé, est entré. Puis, tutoyant mon père, qui le vouvoyait, il l’a enjoint, parce que le temps l’exigeait, de rejoindre le théâtre des opérations bien qu’il eût été convenu précédemment que ce jour devait être de repos. La moisson le voulait, le travail était impératif, le dimanche volait en éclat, pulvérisé. Bien sûr, comme toutes les autres heures supplémentaires, elles ne furent pas payées : c’était le métier, du moins c’était les usages. Le savon à barbe sur les joues, mon père obtempéra, devant ma mère et mon frère, n’ayant pas le choix. Alors, il essuya son visage, remballa tout son nécessaire à rasage, mit ses habits de travail, partit aux champs, passa la journée à la tâche. Ma mère pesta contre les patrons, se rebella, cria certainement un peu, fustigeant mon père d’avoir accepté, de s’être laissé faire, d’avoir consenti sans piper mot en laissant le champ libre aux gros, comme elle disait. Refuser est un mot ignoré de mon père, il me semble que, pour ma part, je n’ai connu longtemps que celui-là. D’ailleurs, encore aujourd’hui…
Parfois, mais certainement pas ce jour maudit - j’ai encore en tête l’odeur du parfum que mon père ne mit pas ce dimanche-là -, nous allions dans les champs lui porter à boire. Car les chefs de culture se faisaient rafraîchir par leurs épouses - revenues de leurs cabrioles avec le patron - qui ne daignaient pas abreuver leurs ouvriers. J’ai compris dès cette époque que la lutte des classes étaient une création des patrons et des bourgeois, de leurs sous-fifres et hommes de main. Sur le chaume, adossés à des balles de paille, à l’ombre si possible, près d’une haie, nous ouvrions les bouteilles de cidre, de bière et d’eau. Les vêtements de mon père et de ses compagnons de travail étaient trempés, salis de sueur et de poussière, les muscles saillissaient, les forces étaient insolentes. Mon père ne buvait pas, là où l’alcoolisme était si facile, là où, d’ailleurs, tant de ceux de son équipe se sont laissés engloutir dans le vin rouge. Il préférait le café glaçé, abondamment coupé d’eau. J’ai toujours vénéré sa sobriété en silence : là comme ailleurs, elle m’a donnée un père digne.
Au moment des labours, à l’époque où les corbeaux envahissaient la campagne, lorsque les ciels sont plombés, pesants comme doivent l’être les portes de l’enfer, j’allais le surprendre dans les immenses pièces qu’il retournait à longueur de journées. L’humus était puissant. Des hectares de terre grasse fouillée et de sol renversé parfumaient l’atmosphère. La surface plane était couverte par les huit socs de la charrue, comme un scalpel découpe la peau pour atteindre les entrailles. Après le passage de l’acier, des pierres remontaient à la surface, puis des vers de terre qui grouillaient, dont certains sectionnés par le fil de l’instrument, des débris de la dernière guerre, aussi, morceaux de fuselages d’avions, d’obus éclatés, de matériel militaire, de chenilles et autres engins. Au bout du trait, mon père faisait la manoeuvre pour le retour et de nouveaux sillons. Parfois, lorsqu’il me voyait, il me faisait un geste de la main, ample mais unique, puis il reprenait la posture. De temps en temps, je courrais vers lui, il arrêtait son tracteur, je grimpais dans l’habitacle, et je faisais un aller et retour. Silencieux, secoués, ballottés, étouffés parfois par les gaz d’échappement qui revenaient dans la cabine refoulés par le vent, dans un vacarme de moteur, nous étions côte à côte. Mutisme de part et d’autre : de toute façon, on n’aurait pu s’entendre. Que partageait-on alors ? Moi, je sais ce que j’ai appris et compris dans ces moments-là. Mais lui ? Jamais il ne m’a dit. Jamais, peut-être, ne me le dira-t-il. Le sait-il d’ailleurs ?
De retour, sur les petites routes de campagne, j’étais certain qu’un jour je tâcherais de rembourser cette dette, ces heures de labeur pénible pour me payer des études, ce temps donné pour mon éducation, en pension. Comment ? Du moins, peut-être en oubliant pas, en me souvenant, en témoignant, en racontant, partout, ici, là, ailleurs, ce qu’est le travail de ceux qui peinent, le labeur de ceux qu’on paie des misères et qu’on exploite sans vergogne, l’aliénation de ceux qui n’ont ni la conscience, ni les mots, ni les moyens, ni l’occasion, ni le temps de dire, car ils sont démunis de tout. En ne cessant d’être le fils de mon père, un fils de pauvre, dans les châteaux et les palais, les universités et les salles de conférences, les livres et les colonnes des journaux, chez les éditeurs ou les bourgeois, les nantis et les sûrs d’eux. Car ce sont les patrons de mon père - un temps très court, ils furent aussi les miens - qui m’ont fait rebelle autant que les prêtres de mon enfance chez les Salésiens m’ont converti à l’anticléricalisme. Je leur dois au moins ça. Et ceux qui, aujourd’hui, m’enjoignent d’oublier, de tirer un trait, de tourner la page, m’invitent à mieux me souvenir, à refuser de passer au feuillet suivant et à m’interdire toute forme de rature.
J’ai découvert que le corps de mon père n’était pas éternel une nuit que ma mère était absente et que mon frère et moi étions seuls avec lui. Avant que nous ne sachions qu’il s’agissait d’une indigestion, il nous a fallu regarder un père vomir, nous qui ne l’avions jamais vu malade, ni atteint, de quelque manière que ce soit. Je tenais la cuvette dans laquelle il se vidait de liquides et de bile. Haut-le-coeur, hoquets, entrailles arrachées, râles, il était là, devant moi, comme un malade qu’il n’avait jamais été. En vidant les matières piquantes du récipient, hagard, les yeux fixés sur son contenu, je prenais conscience que sous la peau blanche, sous les muscles durs, sous la charpente puissante, sous l’assurance tranquille de la machine, il y avait la fragilité et la précarité d’une existence, la ténuité d’un souffle. Quand les odeurs d’acétone ravagèrent mes narines, je sus que mon père était mortel… Ce que j’avais toujours craint, refoulé, redouté, caché, me surgissait en pleine face, comme un boulet de canon arrache une partie du visage. Les déchets du corps, les fragments renvoyés du corps, montraient les limites d’une chair et d’un mécanisme. Devant la cuvette, le temps s’est écoulé comme les sanies d’une plaie. J’ai senti dans mes jambes, dans les tendons et le jarret, la froideur d’une lame d’acier prête à me sectionner les tendons.
Plus tard, il me fallut retrouver l’épouvantable lame, derrière mes jambes, lorsque j’appris que mon père était gravement atteint d’angine de poitrine et qu’il lui fallait, séance tenante, partir à la retraite, déposer les bleus de travail, ne pas retourner à la ferme, le lendemain, et arrêter toute activité physique. Au plus tôt, il était urgent de pratiquer une opération, un triple pontage coronarien. A défaut, les médecins ne répondaient plus de rien : on m’apprit qu’il avait les artères épaisses comme du papier à cigarette et qu’il était important de faire vite. A l’hôpital, où il attendait l’intervention chirurgicale, je suis venu le voir. Le silence me donne toujours l’impression qu’il doit être conjuré. Pas mon père qui reçoit mes questions comme à l’époque où j’étais enfant. Lui, toujours taciturne, moi, toujours bavard. Je lui ai demandé s’il avait peur de la mort, car l’idée de la sienne m’accompagnait comme une mauvaise ombre. Il me parut moins soucieux de cette question que moi. Étonné, il me répondit qu’il n’y avait pas pensé. Non, il n’y avait songé à aucun moment. J’ai souvenir de la qualité et de la quantité du silence qui suivit : la diversion fut facile, et dans l’instant nous fûmes sur un autre terrain.
Il partit, confiant, abandonnant son destin entre les mains de l’équipe de chirurgiens qui l’opérèrent. On scia son thorax qu’on ouvrit comme un fruit gorgé de sang, on accéda au coeur pour l’isoler, battant la chamade à vide, ne pulsant plus rien du tout, le sang transitant par la machine d’un coeur artificiel, on coupa les morceaux d’artères en mauvais état pour les remplacer par les tubulures veineuses prélevées dans le mollet, on abouta comme en plomberie, on agrafa les os de la poitrine au sternum, on cousit, on referma. Et je retrouvai mon père dans sa chambre de réanimation. Dans le sas, avant d’accéder à l’espace aseptisé, on m’invita à passer un vêtement de couleur verte qui se boutonnait dans le dos, à recouvrir mes chaussures d’une espèce de sac plastique, à me couvrir la tête d’un bonnet, vert lui aussi. Sur le seuil, je ne vis que ses pieds blancs dépasser, puis ses jambes, puis une blouse déposée sur son bassin, couvrant son sexe et son ventre. Son tronc était traversé verticalement par une cicatrice de chair boursouflée, tuméfiée, rouge par la chair, orangée par le liquide antiseptique, brune par le sang coagulé. Des fils noirs débordaient, noués dans le vif. Son visage était défait, comme un souvenir qu’on ne reconnaîtrait pas à cause du désordre installé dans la répartition : les yeux vitrés, perdus et injectés de sang, la bouche vidée de son dentier, les cheveux en bataille, gris et fins, tombant sur son front en mèche folles, une barbe drue. Abattu, le corps sondé, les veines perforées, les tubes courants sous la peau comme des serpents agiles et déterminés, il était branché sur des instruments auxquels il devait la vie. Conscient mais épuisé, il reposait, paquet de viande réduit à la douleur.
Devant sa souffrance, son corps sauvé mais misérable, je me suis trouvé interdit, muet. Le temps que les émotions fassent leur trajet, que sa peine infuse la mienne et que je retrouve l’usage de la parole, me parut long, d’une insondable profondeur. Le premier mot que j’ai retrouvé fut papa, un papa viscéral, venu du ventre et de plus loin que le ventre. Un mot chargé du sang et du placenta de ma mère, un mot nourri de la parturition dont il fut le géniteur. Les premières syllabes dites par un enfant, celles des limbes et qu’on sait cachées dans les pliures de l’âme, de la chair, de la moindre parcelle de corps. J’ai assisté à ce mot sortant de ma bouche comme à une nouvelle naissance moi-même : un accouchement de ma personne auquel j’aurais assisté. Détruit, ravagé par l’intonation mise dans ce terme, j’ai étouffé un sanglot, avant de sentir les larmes brûler mes joues, comme chargées d’un feu venu de l’intérieur. J’ai pris sa main dans la mienne et j’ai retrouvé sa peau, ses doigts, leur épaisseur. Je lui ai demandé s’il avait mal. Lui, si pudique, silencieux sur ses émotions, ses affects, me confia qu’il n’aurait jamais cru devoir souffrir ainsi. Puis n’ajouta rien, retournant à sa douleur. La naissance de son cou était maculée de croûtes de sang, ses joues aussi. Ses poumons étaient comprimés, serrés comme dans une tenaille infernale. La mort n’était pas passée loin.
Au cours des quelques semaines de réadaptation, de rééducation, il réapprit à respirer, à vivre avec son nouveau corps, à retrouver confiance, à reprendre goût à tout, à écouter les signes venus de sa chair, à se défaire de l’attention extrême portée aux battements de son coeur, à conjurer la peur, l’inquiétude, l’angoisse, anciens fantômes. Il retrouva la vie, je retrouvais mon père. Aujourd’hui, il a la solidité d’un beau vieil homme à qui je ne sais toujours pas comment il faut dire mon amour. Le silence est encore le tiers qui accompagne nos rencontres. Nos trajets nous ont conduits, lui et moi, sur deux planètes étrangères l’une à l’autre : l’une d’immanence, de silence, de mutisme, de simplicité, de paix, de sérénité, l’autre de mots, d’idées, de paroles, de verbes, de mouvement, d’inquiétudes. D’un côté la Terre, de l’autre Saturne, et un cours des planètes appelant les deux mondes à toujours évoluer dans le même rapport, la même distance, le même intervalle calculé. Pourtant, je sais qu’une partie de ma chair disparaîtra le jour maudit où il quittera ce monde.
Michel Onfray
Ce texte fut tout d’abord publié en 1992, dans le premier tome du Journal hédoniste, “Le désir d’être un volcan“. Il fut réédité et inclus en fin de son “Esthétique du Pôle Nord“, en 2002, voyage philosophique offert à ce père pour ses 80 ans
Mon père, c’est d’abord ce fumet de café, sécurisant et doux, un peu fade, qui me disait, au fond de mon lit, la demi-heure qui me restait avant le lever à proprement parler. Je consacrais ce temps à laisser vagabonder mon esprit, à penser à tout et à rien, à réfléchir à de minuscules problèmes, à imaginer, rêver. A savourer la quintessence du temps mesuré, heureux dans la chaleur des draps, avant celui du dehors, plus froid, plus rigoureux - car la chambre où nous dormions tous n’était pas chauffée. A quelques mètres de la maison, sise ruelle des Soupirs, il y avait l’église et son clocher qui racontait toutes les quinze minutes où nous en étions du temps. La nuit, j’y mesurais déjà mes insomnies et les ponctuations de mes pérégrinations nyctalopes.
Si le café racontait mon père, la nuit, les petits matins et le sommeil qu’on n’en finit pas de tirer, comme les Parques leurs longs fils, d’autres odeurs restent également associées à lui. Moins socialement acceptables, mais tout aussi logées dans mon âme, du côté des souvenirs et des mémoires ancestrales, c’étaient les effluves sales du purin, cette épouvantable rémanence d’excréments de porcs qui imprégnait le tissu de ses vêtements de travail, malgré l’immense propreté qui était la sienne. Lavé, rincé, décapé, mais vêtu de ses bleus, le midi, il portait avec lui les mauvaises senteurs des sanies animales : elles pénétraient tout, la trame des tissus, les cheveux, la peau, malgré les lavages.
D’autres fois, quand l’épandage avait pris fin, c’était l’odeur tout aussi infecte de l’ensilage, du maïs pourri, cette infection donnée en pâture au bétail. A d’autres moments, les traces nauséabondes étaient produites par les engrais, fabriquées avec les cadavres d’animaux, charognes asséchées et pulvérisées recyclées par les équarisseurs. Enfin, ce pouvait être, aussi, les bouses de vache qui séchaient, collaient aux vêtements pendant plusieurs jours quand, les séances de vaccinations vétérinaires venues, il fallait enclore les animaux, les parquer, les déplacer, gérer leurs mouvements de l’herbage aux cages métalliques dans lesquelles elles déféquaient, effrayées, avant qu’on ne les rende à leur liberté. Avec le temps, toutes ces odeurs finissaient par disparaître. Elles saturaient l’espace, dès que mon père entrait dans la cuisine, puis plus rien, une olfaction décérébrée, une zone blanche et neutre. Je ne voyais plus que sa figure propre et sereine, son corps lent et silencieux : l’oeil qui mangeait tout ne laissait plus de place au nez.
Dans la maison, aussi petite qu’un modèle réduit pour poupées, il n’y avait ni salle de bains ni douches. Les toilettes étaient dans la cave, et, pour y parvenir, il fallait sortir dehors, faire quelques mètres. La nuit, la sortie s’effectuait dans l’intimité des pleines lunes, de leurs quartiers, des croissants, des mouvements de nuages et des traînées laissées dans le ciel par les étoiles filantes. L’été, elle était saturée des parfums venus des champs, les grains moissonnés dans la poussière, les herbes fraîches dans lesquelles chantaient grenouilles et crapauds. L’hiver, on entendait un chat-huant souffler dans les hautes tours du château médiéval qui domine le village et les pas craquaient dans la neige gelée où l’on s’enfonçait. Quitter la chaleur du lit supposait qu’on se fasse transpercer la chair et l’âme par le froid. Aussi, dans la chambre, un seau en émail permettait qu’on n’ait pas à sortir pour les seules urgences liquides… Je me souviens du jet d’urine de mon père, au beau milieu de la nuit. Il faisait un bruit dont je connaissais le rythme et qui, dans ma mémoire, se trouve aujourd’hui par-delà la pudeur, du côté des nécessités et des promiscuités qui n’étaient que la proximité des pauvres démunis d’espace et de temps.
Les corps étaient donc lavés dans une immense bassine en zinc. Les paillettes de l’alliage produisaient brillances et scintillements, suivant qu’on les regardait d’une manière ou d’une autre, dans la lumière drue, rasante ou effleurante. Ma mère faisait chauffer l’eau qui bruissait, chantait en bulles qui venaient crever la surface. La vapeur, épaisse, enveloppante, s’étendait dans toute la pièce. Elle versait le liquide brûlant et le bruit se modifiait en fonction du remplissage : du jet sec au bouillon généreux. Mon père y ajoutait de l’eau froide pour obtenir une température ad hoc. Il attendait pieds nus sur une serviette dépliée à même les pavés en terre. Ses orteils me paraissaient démesurément longs, et d’autant plus étonnants qu’ils étaient tous surmontés de quelques poils clairs. Dès la bonne température, mon frère et moi étions conviés à quitter la pièce pour un ailleurs où il serait impossible de voir le corps du père : la chambre ou le garage. Le temps du bain, il nous fallait nous occuper et ne pas mettre le nez dans la cuisine transformée en salle de bains. Pourtant, pour l’avoir entr’aperçu lorsqu’il se déshabillait, le soir, je savais le corps de mon père étonnamment blanc, sauf sur les avant-bras et le visage que le soleil cuisait, brûlait, tannait. Les rayons dessinaient dans l’encolure un angle net, une forme de V et, sur le front, une ligne droite, horizontale : la démarcation entre ce que la casquette protégeait et le reste. La nudité de mon père longtemps fut pour moi cette double géographie : ces terres blanches et ces zones arides, cette carnation lactée et ce cuir brun, cette ombre douce et cette lumière crue. Le jour et la nuit, la vie et la mort. D’un côté, ce que le tissu des vêtements cachait, de l’autre, ce qui était exposé à l’air, au vent, au froid et à la morsure solaire.
Dans le monde où mon enfance se déplia, la tendresse ne se disait pas. Ni par les mots ni par les gestes. De sorte qu’il m’est facile de me souvenir de l’une des deux ou trois reprises où mon père dérogea. C’était fin juin 1976, je venais d’avoir mon baccalauréat, j’avais dix-sept ans. L’été donnait sa meilleure lumière, sa chaleur qui me ravit toujours autant. Je n’avais guère travaillé cette année-là. En dilettante, d’ailleurs, je souhaitais plutôt échouer pour me donner une année de battement, non loin de celle qui préoccupait, sinon tourmentait alors mon esprit. Contre toute attente, le rattrapage me fut favorable et j’empochai de justesse un diplôme qui, pour mes parents, signifiait quelque chose : le baccalauréat, un sésame, une couronne de laurier, une médaille olympique, de toute façon plus que tout autre chose, car, par exemple, plus tard, mon doctorat fit moins impression. Toujours est-il que, le soleil aidant, j’avais décroché l’occasion de véritables vacances, dans le genre repos du guerrier. Apprenant mon succès, mon père sourit, posa sa main, comme en une onction, sur ma tête, sur mes cheveux. Je sentis son poids, son épaisseur, les doigts dans leur détail, la paume, sa surface, le presque abandon mais la retenue, toutefois, dans le poignet. L’immobilité lourde de son geste trahissait à la fois une peur de mal dire, mal faire, de briser ou casser quelque chose, et une vérité sans détour, sans ambages. Aucun mot n’accompagnera le geste, aucune durée, non plus dans celui-ci qui, malgré tout, devint pour moi de la matière dont on fait l’éternité. Mon corps fut ému et traversé par l’influx de mon père, sa paix, sa joie secrète, silencieuse et profonde. Le temps d’un instant, je suis devenu sa fierté. Eloquent dans son mutisme, il sourit, laissa sa main, là, presque sur mon front, le temps que d’autres auraient mis à faire une phrase brève. Lorsqu’il reprit son geste, parce que l’éternité ne peut durer plus que de raison, je sentis dans mes cheveux sa peau rêche et calleuse qui en arrachait quelques-uns. Depuis, dans chacune des mains de Picasso ou de Fernand Léger, je vois les siennes, même si je sais que mon père n’a plus d’auriculaire gauche, car il le perdit dans un accident qui aurait pu lui être fatal en tâchant de retenir le cheval emballé qui l’emportait dans un tombereau attelé, lequel s’écrasa sur un mur, broyant le doigt. Parfois, je me dis qu’en un endroit du monde, des os de mon père sont séparés de lui, partie de lui déjà morte.
Souvent je me demande si mon goût pour les mots ne vient pas, de manière réactive, de mon attente toujours déçue d’entendre mon père me parler, me dire, me raconter. Bavarder n’est pas son fort, ni parler pour ne rien dire. Ni d’ailleurs parler pour dire quoi que ce soit. Taciturne, il aime être dans la nature comme les minéraux ou les plantes : à leur place, sans gémissement ni contentement, sans récrimination ni satisfaction. Ici et là, obéissant à une sorte de nécessité qui est pour lui fatalité. C’est d’ailleurs l’un de ses mots de prédilection : fatalement. Le mutisme, chez lui, était porté à son incandescence. Au point, d’ailleurs, qu’il me semble que je pourrais presque me souvenir de la totalité de ce qu’il m’a dit dans mon enfance.
Lorsque je l’aidais, dans le petit champ qu’il cultivait, notamment à l’époque où il fallait planter les pommes de terre ou les arracher avec une binette et un lourd panier en fil de fer que je traînais derrière moi, je ne cessais de lui poser des questions. Il ne cessait de me demander d’être un peu silencieux, avec une gamme qui allait de la gentillesse bienveillante, au début, à l’énervement malgré tout contenu, à la fin. Je l’interrogeais sur ses parents, que je n’ai pas connus, sur son enfance, sur la raison pour laquelle les alouettes montaient dans le ciel en s’époumonant avant de se laisser tomber comme des pierres, pourquoi l’on entendait si distinctement les cloches qui sonnaient dans le village à quelques kilomètres. Je lui demandais ce qu’il aurait aimé comme métier s’il n’avait pas été ouvrier agricole, si son travail lui plaisait, dans quel endroit du monde il aurait aimé se rendre si on lui avait offert une destination à son choix, quelle était la ville la plus éloignée de notre village qu’il eût visitée. Et il répondait, évasif, bref, concis, précis, économe. C’est ainsi que j’appris qu’en guise de pays magique, à connaître grâce à une baguette d’enchanteur, il avait choisi le pôle Nord… Ce qui, pour moi, est toujours un mystère, encore aujourd’hui. Pendant que je le pressais de questions et qu’il éludait au mieux, je regardais ses gestes, ses mains, ses bras, ses doigts, le détail des mouvements de chaque partie de son corps. J’admirais, moi qui étais tout tordu avec mon panier, qu’il fût cassé en deux, comme à l’équerre, les jambes raides et tendues, droites, le buste penché, faisant un angle parfait, les bras effectuant leur geste, précis et efficace : un coup de binette, de la terre enlevée ici, faisant un petit tas là, juste le temps, pour moi, de lancer ma petite pomme de terre au milieu du petit cratère, de sorte que le coup suivant permette un nouveau trou, dont la terre servait à combler le précédent. Et ainsi de suite. Il avançait, ses pas étaient réguliers, sa progression aussi ; je titubais, mes pas étaient désordonnés, ne parlons pas de progression. Lui, silencieux, moi, étourdissant de paroles.
Chacune de ces occasions qui me fut donnée de planter des pommes de terre, ou de travailler avec lui dans le champ, me permit de constater que, s’il parlait peu, mon père disait ce qu’il faisait et faisait ce qu’il disait. Ainsi promettait-il quelque chose pour mon aide au travail de la terre : “Toute peine mérite salaire”, disait-il. Et j’avais toujours le loisir de constater que le geste était joint à la parole. Presque rien, peu de chose, mais une preuve que les mots doivent énoncer et annoncer ce que l’on va faire, et qu’il s’agit de respecter la parole donnée. Mon père ne me fit pas beaucoup de promesses dans mon existence d’enfant, mais il les a toutes tenues. Ce n’est que plus tard, sans lui, que j’appris que les mots peuvent aussi servir pour de moins honorables causes. Parfois, en guise de récompense, mon frère et moi lui demandions qu’il fasse bouger son biceps. Il levait la manche de sa chemise et je voyais la ligne de démarcation entre le bronzage des mains, de l’avant-bras et la carnation blanche de son bras. Puis il le pliait doucement. Avec puissance et force, il ramenait son poing vers son épaule. Alors nous étions impressionnés et fiers, car la boule de muscle faisait saillie, ronde, dure. J’aimais toucher, d’abord avec un doigt, comme on touche un objet dont on ignore la consistance, puis, parce que le muscle résistait, dur comme de la pierre, avec toute ma main, ainsi qu’on essaie en vain d’éclater un ballon de baudruche. Et je constatais, une fois de plus, que la force de mon père n’avait qu’à être sollicitée pour apparaître. Fierté de petit enfant…
Bien souvent, ces muscles-là avaient travaillé une journée durant à des mouvements répétitifs et aliénants : charger et décharger des sacs de grain ou d’engrais pendant plus de huit heures. Le soir, il calculait que deux ou trois tonnes lui avaient brisé le dos, arraché l’échine, torturé la colonne vertébrale. Exténuée, au bout de la table, la force demandait réparation, en silence, comme une évidence. Il mangeait sans un mot, telle une mécanique. Je sentais dans ma propre chair, sa fatigue, son épuisement, sa carcasse fourbue. Parfois, me découvrant tétanisé, blessé, j’imaginais pouvoir prendre en charge un peu de sa douleur et de sa peine. C’est à cette époque que j’ai mesuré l’impossible communication entre les chairs. Dans les meilleures hypothèses, seules les âmes s’effleurent, car le solipsisme est la règle. On n’a jamais supprimé un gramme de souffrance à qui que ce soit en se couvrant de douleur : avec ce mauvais calcul, on ne parvient qu’à la macération, à l’ajout de négatif au négatif.
Les tâches pénibles avaient fabriqué un corps à leur mesure : petit, râblé, sa musculature, développée quand il était jeune, avait stoppé la croissance osseuse. A vingt ans, il portait cent soixante-cinq kilos sur les épaules : deux sacs de cinquante et un copain de soixante-cinq. Autant dire qu’il sculpta sa silhouette, je dirais, à son corps défendant. Aujourd’hui, lorsque je le vois marcher, un peu en dodelinant, comme chaloupé par un poids qui n’est plus sur ses épaules, mais dont sa chair a vraisemblablement conservé la mémoire, je sens un pincement au coeur, une émotion, une petite peine.
Lorsque je le surprends, dans le village où j’arrive sans m’être annoncé, et qu’il traverse le bourg, la tête penchée, le visage vers le sol, le regard perdu sur les trottoirs où il marche, je me demande toujours à quoi il peut bien penser, ce qu’il a dans l’esprit au moment précis où je le regarde, quelles idées le préoccupent, le soucient, le distraient. Quelles images et quels souvenirs, quelles vitesses, quelles cadences, quelles émotions, quelles réflexions. Je ne sais. Je ne saurai pas, je ne saurai jamais. Sa démarche est lourde, comme s’il devait encore et toujours se défaire d’une terre de labour, marchant dans des sillons gras, la glèbe collant à ses pieds. Ses épaules oscillent, comme en un roulis, gîte, tangage, mouvements qui conduisent son corps sur une onde imaginaire, improbable.
Sa silhouette est figée ainsi, comme elle l’était, à l’époque où il se rendait à son travail en mobylette, d’une autre étrange manière : étonnant cavalier sur une monture singulière, il ne variait pas dans sa façon d’enfourcher l’engin ni de le conduire. Sa posture ne changeait jamais, une jambe tendue, l’autre repliée, le torse droit, la tête légèrement inclinée, sa casquette avec la sempiternelle visière relevée et son visage impassible, quelles que soient les circonstances. En hiver, je souffrais de le voir partir, même emmitouflé de vêtements qui finissaient par être troués, puis rapiécés et enfilés les uns sur les autres. Debout dans l’embrasure de la porte, j’avais froid et je le regardais partir dans l’air glacial et le vent coupant : il allait passer sa journée dehors dans des températures polaires.
Le soir, quand il rentrait, son nez était gelé, rouge. Deux grosses gouttes d’eau claire perlaient. Il enlevait ses gants en peau de mouton, ses bottes en caoutchouc, ses grosses chaussettes de laine, posait tout cela sur un journal déplié, grand ouvert sur le carrelage. Puis il plaçait une chaise devant le fourneau, ouvrait la porte et rentrait ses pieds dans le four en attendant de les dégourdir, puis de leur redonner une température décente. Il lui fallait longtemps avant de retrouver une circulation sanguine qui ne soit pas douloureuse. Dans le cadre du four, ses deux pieds nus, blancs, faisaient comme des marionnettes. Il remuait tous ses orteils, dans le désordre, comme Guignol les têtes de ses figures de théâtre.
Au moment de la moisson, l’été, parce que la saison l’exigeait, mon père travaillait presque nuit et jour, puis il terminait ses journées au bord de l’épuisement. Ses nuits n’étaient guère longues, trois ou quatre heures, parce qu’il fallait repartir prendre sa place dans le ballet des moissonneuses-batteuses, des tracteurs, des allées et venues dans la poussière de balle et de paille. Dans la nuit, le matériel agricole qui allait en procession livrer les grains à la coopérative illuminait la campagne : feux jaunes et blancs, luminosités brutales, dans les champs, sur le bord des routes, dans le vacarme des moteurs d’engins et dans le tourbillon de particules en suspension. Dans cette violence fuligineuse, on voyait les rais de lumière comme des coups de sabre, des zébrures d’acier. Et la moissonneuse apparaissait, jaune dans le nuage et le bruit, elle allait et venait dans un ballet gracile, manoeuvrait en bout de pièce, partait et vrombissait dans la nuit, laissant derrière elle le souvenir d’un monstre avalant les champs, les étendues de blé, les tonnes de paille et de grain qu’elle vomissait, ou crachait plutôt dans une trémie bruissante des grains qui s’ajoutaient en tas ondulants et gracieux. Moloch aux yeux percés dans l’obscurité comme à l’arme blanche, elle emportait mon père ou son collègue qui aliénaient leur corps dans cette noria de décibels et de poussières. Quand ils descendaient de l’engin, c’était pour marcher aux limites du déséquilibre, la chair encore travaillée des vibrations, des secousses, des cahots engrangés pendant des heures. Leurs visages étaient noirs, pelliculés, recouverts d’une croûte brune dans laquelle les yeux saillissaient, hagards et fatigués. L’iris bleu de mon père, le blanc, faisaient tache de mer et d’azur dans l’étendue tellurique du restant du visage : oasis de paix, malgré la fatigue, dans cet océan de crasse et de saleté.
De mon côté, englouti dans les ténèbres, caché, évitant de me faire voir, le laissant tout entier à son travail, je le regardais, pleurant parfois d’amour et de rage mélangés. J’ai passé des heures, ainsi, à le regarder, embusqué derrière une haie, au creux d’un fossé, dans les fondrières d’un chemin, derrière le tronc d’un arbre, en haut d’une pièce de terre d’où il ne pouvait me voir. Impuissant, révolté, malheureux de le voir ainsi sacrifié, utilisé, commandé, impliqué dans le travail de la ferme comme un matériel parmi du matériel, j’ai serré les dents plus d’une fois à m’en faire mal à la mâchoire, retenu des sanglots dans le fond de ma gorge, à m’en tétaniser les cordes vocales, contenu ma colère et ma violence, à la sentir me travailler la poitrine, me déchirer le sternum. C’est là, dans ces champs, dans cette campagne normande, celle plaine d’Argentan, que j’ai appris le monde du travail, la misère des ouvriers, la pauvreté de leur existence, leurs déplorables conditions de vie, au quotidien. J’ai découvert le cynisme des chefs de culture, des contremaîtres - qui parfois devaient leur promotion à l’usage que leurs femmes faisaient de leurs charmes auprès du patron propriétaire - en respirant l’odeur des saisons dans les pièces de terre retournées, cultivées, ensemencées, travaillées par mon père. Je venais juste d’avoir dix ans, je devais m’emplir, en même temps que les poumons des parfums de la nature, l’âme d’une pleine cargaison de révolte. Je ne crains plus d’en manquer jusqu’au bord de ma tombe.
Cette rage au coeur, je l’ai expérimentée tout particulièrement un dimanche matin, toujours pendant la saison des moissons. Mon père était rentré tard dans la nuit du samedi, le corps fatigué, perclus. Il avait passé son visage sous l’eau : j’en avais entendu les signes, le robinet de la cuisine qui coulait. Puis, il s’était allongé sur le lit, à peine déshabillé. J’avais regardé les aiguilles phosphorescentes du réveil ; il était tard dans la nuit. Je voyais l’ombre de sa silhouette et j’entendais le tic-tac bruyant du réveil-matin à bon marché. Malgré les rideaux, l’enseigne lumineuse d’un café en vis-à-vis de la maison de mes parents apportait de la lumière dans la pièce. La fenêtre était ouverte sur les bruits et les odeurs de l’été. Lorsqu’il se préparait à aller au lit, mon père défaisait ses vêtements en préservant sa pudeur. Il les posait les uns après les autres sur le rebord d’un vieux fauteuil de coiffeur qu’on lui avait donné - et sur lequel j’ai depuis écrit tous mes livres. A peine allongé, il s’endormait - comme une masse, disait-il. Le lendemain matin, après sa nuit, je l’ai trouvé dans la cuisine, se rasant. Mon père se rasait trois fois par semaine, c’était un rituel conservé des habitudes anciennes, celles de son père en l’occurrence, où le barbier accomplissait ce qui, depuis, est devenu une charge en propre pour chacun. Le jour de congé était de ceux au cours desquels il faisait mousser le savon à barbe dans un petit bol doré, avec son blaireau. J’aimais le bruit qu’il faisait lorsque mon père l’appliquait sur son visage, en le faisant tourner régulièrement, dans le sens des aiguilles d’une montre, puis à l’envers, de haut en bas, puis l’inverse. L’odeur était douce. Puis il plaçait une lame, extraite d’un petit emballage jaune, et la fixait à l’extrémité de son rasoir mécanique. Commençait alors l’opération proprement dite de rasage : crissement, grattage, je me souviens des bruits, les mêmes que ceux qu’aurait fait le passage d’un doigt ou d’un ongle sur du papier de verre. Son poil dur, coupé, rincé, faisait des dessins mystérieux sur la céramique de l’évier. Le brise-jet du robinet envoyait tout cela dans le précipice des canalisations après l’avoir contraint à épouser les mouvements en spirale de l’eau ainsi dispensée. Après le rasage, sa peau douce comme celle d’un enfant, il se rinçait longuement, puis s’essuyait avant de passer de l’eau de Cologne - du sent-bon selon les usages à la maison. Le dimanche matin de moisson, donc, alors qu’il se rasait, est arrivé l’un des chefs de culture qui a garé sa méhari, le moteur tournant, devant la porte de la maison. Il a frappé, est entré. Puis, tutoyant mon père, qui le vouvoyait, il l’a enjoint, parce que le temps l’exigeait, de rejoindre le théâtre des opérations bien qu’il eût été convenu précédemment que ce jour devait être de repos. La moisson le voulait, le travail était impératif, le dimanche volait en éclat, pulvérisé. Bien sûr, comme toutes les autres heures supplémentaires, elles ne furent pas payées : c’était le métier, du moins c’était les usages. Le savon à barbe sur les joues, mon père obtempéra, devant ma mère et mon frère, n’ayant pas le choix. Alors, il essuya son visage, remballa tout son nécessaire à rasage, mit ses habits de travail, partit aux champs, passa la journée à la tâche. Ma mère pesta contre les patrons, se rebella, cria certainement un peu, fustigeant mon père d’avoir accepté, de s’être laissé faire, d’avoir consenti sans piper mot en laissant le champ libre aux gros, comme elle disait. Refuser est un mot ignoré de mon père, il me semble que, pour ma part, je n’ai connu longtemps que celui-là. D’ailleurs, encore aujourd’hui…
Parfois, mais certainement pas ce jour maudit - j’ai encore en tête l’odeur du parfum que mon père ne mit pas ce dimanche-là -, nous allions dans les champs lui porter à boire. Car les chefs de culture se faisaient rafraîchir par leurs épouses - revenues de leurs cabrioles avec le patron - qui ne daignaient pas abreuver leurs ouvriers. J’ai compris dès cette époque que la lutte des classes étaient une création des patrons et des bourgeois, de leurs sous-fifres et hommes de main. Sur le chaume, adossés à des balles de paille, à l’ombre si possible, près d’une haie, nous ouvrions les bouteilles de cidre, de bière et d’eau. Les vêtements de mon père et de ses compagnons de travail étaient trempés, salis de sueur et de poussière, les muscles saillissaient, les forces étaient insolentes. Mon père ne buvait pas, là où l’alcoolisme était si facile, là où, d’ailleurs, tant de ceux de son équipe se sont laissés engloutir dans le vin rouge. Il préférait le café glaçé, abondamment coupé d’eau. J’ai toujours vénéré sa sobriété en silence : là comme ailleurs, elle m’a donnée un père digne.
Au moment des labours, à l’époque où les corbeaux envahissaient la campagne, lorsque les ciels sont plombés, pesants comme doivent l’être les portes de l’enfer, j’allais le surprendre dans les immenses pièces qu’il retournait à longueur de journées. L’humus était puissant. Des hectares de terre grasse fouillée et de sol renversé parfumaient l’atmosphère. La surface plane était couverte par les huit socs de la charrue, comme un scalpel découpe la peau pour atteindre les entrailles. Après le passage de l’acier, des pierres remontaient à la surface, puis des vers de terre qui grouillaient, dont certains sectionnés par le fil de l’instrument, des débris de la dernière guerre, aussi, morceaux de fuselages d’avions, d’obus éclatés, de matériel militaire, de chenilles et autres engins. Au bout du trait, mon père faisait la manoeuvre pour le retour et de nouveaux sillons. Parfois, lorsqu’il me voyait, il me faisait un geste de la main, ample mais unique, puis il reprenait la posture. De temps en temps, je courrais vers lui, il arrêtait son tracteur, je grimpais dans l’habitacle, et je faisais un aller et retour. Silencieux, secoués, ballottés, étouffés parfois par les gaz d’échappement qui revenaient dans la cabine refoulés par le vent, dans un vacarme de moteur, nous étions côte à côte. Mutisme de part et d’autre : de toute façon, on n’aurait pu s’entendre. Que partageait-on alors ? Moi, je sais ce que j’ai appris et compris dans ces moments-là. Mais lui ? Jamais il ne m’a dit. Jamais, peut-être, ne me le dira-t-il. Le sait-il d’ailleurs ?
De retour, sur les petites routes de campagne, j’étais certain qu’un jour je tâcherais de rembourser cette dette, ces heures de labeur pénible pour me payer des études, ce temps donné pour mon éducation, en pension. Comment ? Du moins, peut-être en oubliant pas, en me souvenant, en témoignant, en racontant, partout, ici, là, ailleurs, ce qu’est le travail de ceux qui peinent, le labeur de ceux qu’on paie des misères et qu’on exploite sans vergogne, l’aliénation de ceux qui n’ont ni la conscience, ni les mots, ni les moyens, ni l’occasion, ni le temps de dire, car ils sont démunis de tout. En ne cessant d’être le fils de mon père, un fils de pauvre, dans les châteaux et les palais, les universités et les salles de conférences, les livres et les colonnes des journaux, chez les éditeurs ou les bourgeois, les nantis et les sûrs d’eux. Car ce sont les patrons de mon père - un temps très court, ils furent aussi les miens - qui m’ont fait rebelle autant que les prêtres de mon enfance chez les Salésiens m’ont converti à l’anticléricalisme. Je leur dois au moins ça. Et ceux qui, aujourd’hui, m’enjoignent d’oublier, de tirer un trait, de tourner la page, m’invitent à mieux me souvenir, à refuser de passer au feuillet suivant et à m’interdire toute forme de rature.
J’ai découvert que le corps de mon père n’était pas éternel une nuit que ma mère était absente et que mon frère et moi étions seuls avec lui. Avant que nous ne sachions qu’il s’agissait d’une indigestion, il nous a fallu regarder un père vomir, nous qui ne l’avions jamais vu malade, ni atteint, de quelque manière que ce soit. Je tenais la cuvette dans laquelle il se vidait de liquides et de bile. Haut-le-coeur, hoquets, entrailles arrachées, râles, il était là, devant moi, comme un malade qu’il n’avait jamais été. En vidant les matières piquantes du récipient, hagard, les yeux fixés sur son contenu, je prenais conscience que sous la peau blanche, sous les muscles durs, sous la charpente puissante, sous l’assurance tranquille de la machine, il y avait la fragilité et la précarité d’une existence, la ténuité d’un souffle. Quand les odeurs d’acétone ravagèrent mes narines, je sus que mon père était mortel… Ce que j’avais toujours craint, refoulé, redouté, caché, me surgissait en pleine face, comme un boulet de canon arrache une partie du visage. Les déchets du corps, les fragments renvoyés du corps, montraient les limites d’une chair et d’un mécanisme. Devant la cuvette, le temps s’est écoulé comme les sanies d’une plaie. J’ai senti dans mes jambes, dans les tendons et le jarret, la froideur d’une lame d’acier prête à me sectionner les tendons.
Plus tard, il me fallut retrouver l’épouvantable lame, derrière mes jambes, lorsque j’appris que mon père était gravement atteint d’angine de poitrine et qu’il lui fallait, séance tenante, partir à la retraite, déposer les bleus de travail, ne pas retourner à la ferme, le lendemain, et arrêter toute activité physique. Au plus tôt, il était urgent de pratiquer une opération, un triple pontage coronarien. A défaut, les médecins ne répondaient plus de rien : on m’apprit qu’il avait les artères épaisses comme du papier à cigarette et qu’il était important de faire vite. A l’hôpital, où il attendait l’intervention chirurgicale, je suis venu le voir. Le silence me donne toujours l’impression qu’il doit être conjuré. Pas mon père qui reçoit mes questions comme à l’époque où j’étais enfant. Lui, toujours taciturne, moi, toujours bavard. Je lui ai demandé s’il avait peur de la mort, car l’idée de la sienne m’accompagnait comme une mauvaise ombre. Il me parut moins soucieux de cette question que moi. Étonné, il me répondit qu’il n’y avait pas pensé. Non, il n’y avait songé à aucun moment. J’ai souvenir de la qualité et de la quantité du silence qui suivit : la diversion fut facile, et dans l’instant nous fûmes sur un autre terrain.
Il partit, confiant, abandonnant son destin entre les mains de l’équipe de chirurgiens qui l’opérèrent. On scia son thorax qu’on ouvrit comme un fruit gorgé de sang, on accéda au coeur pour l’isoler, battant la chamade à vide, ne pulsant plus rien du tout, le sang transitant par la machine d’un coeur artificiel, on coupa les morceaux d’artères en mauvais état pour les remplacer par les tubulures veineuses prélevées dans le mollet, on abouta comme en plomberie, on agrafa les os de la poitrine au sternum, on cousit, on referma. Et je retrouvai mon père dans sa chambre de réanimation. Dans le sas, avant d’accéder à l’espace aseptisé, on m’invita à passer un vêtement de couleur verte qui se boutonnait dans le dos, à recouvrir mes chaussures d’une espèce de sac plastique, à me couvrir la tête d’un bonnet, vert lui aussi. Sur le seuil, je ne vis que ses pieds blancs dépasser, puis ses jambes, puis une blouse déposée sur son bassin, couvrant son sexe et son ventre. Son tronc était traversé verticalement par une cicatrice de chair boursouflée, tuméfiée, rouge par la chair, orangée par le liquide antiseptique, brune par le sang coagulé. Des fils noirs débordaient, noués dans le vif. Son visage était défait, comme un souvenir qu’on ne reconnaîtrait pas à cause du désordre installé dans la répartition : les yeux vitrés, perdus et injectés de sang, la bouche vidée de son dentier, les cheveux en bataille, gris et fins, tombant sur son front en mèche folles, une barbe drue. Abattu, le corps sondé, les veines perforées, les tubes courants sous la peau comme des serpents agiles et déterminés, il était branché sur des instruments auxquels il devait la vie. Conscient mais épuisé, il reposait, paquet de viande réduit à la douleur.
Devant sa souffrance, son corps sauvé mais misérable, je me suis trouvé interdit, muet. Le temps que les émotions fassent leur trajet, que sa peine infuse la mienne et que je retrouve l’usage de la parole, me parut long, d’une insondable profondeur. Le premier mot que j’ai retrouvé fut papa, un papa viscéral, venu du ventre et de plus loin que le ventre. Un mot chargé du sang et du placenta de ma mère, un mot nourri de la parturition dont il fut le géniteur. Les premières syllabes dites par un enfant, celles des limbes et qu’on sait cachées dans les pliures de l’âme, de la chair, de la moindre parcelle de corps. J’ai assisté à ce mot sortant de ma bouche comme à une nouvelle naissance moi-même : un accouchement de ma personne auquel j’aurais assisté. Détruit, ravagé par l’intonation mise dans ce terme, j’ai étouffé un sanglot, avant de sentir les larmes brûler mes joues, comme chargées d’un feu venu de l’intérieur. J’ai pris sa main dans la mienne et j’ai retrouvé sa peau, ses doigts, leur épaisseur. Je lui ai demandé s’il avait mal. Lui, si pudique, silencieux sur ses émotions, ses affects, me confia qu’il n’aurait jamais cru devoir souffrir ainsi. Puis n’ajouta rien, retournant à sa douleur. La naissance de son cou était maculée de croûtes de sang, ses joues aussi. Ses poumons étaient comprimés, serrés comme dans une tenaille infernale. La mort n’était pas passée loin.
Au cours des quelques semaines de réadaptation, de rééducation, il réapprit à respirer, à vivre avec son nouveau corps, à retrouver confiance, à reprendre goût à tout, à écouter les signes venus de sa chair, à se défaire de l’attention extrême portée aux battements de son coeur, à conjurer la peur, l’inquiétude, l’angoisse, anciens fantômes. Il retrouva la vie, je retrouvais mon père. Aujourd’hui, il a la solidité d’un beau vieil homme à qui je ne sais toujours pas comment il faut dire mon amour. Le silence est encore le tiers qui accompagne nos rencontres. Nos trajets nous ont conduits, lui et moi, sur deux planètes étrangères l’une à l’autre : l’une d’immanence, de silence, de mutisme, de simplicité, de paix, de sérénité, l’autre de mots, d’idées, de paroles, de verbes, de mouvement, d’inquiétudes. D’un côté la Terre, de l’autre Saturne, et un cours des planètes appelant les deux mondes à toujours évoluer dans le même rapport, la même distance, le même intervalle calculé. Pourtant, je sais qu’une partie de ma chair disparaîtra le jour maudit où il quittera ce monde.
Michel Onfray
Ce texte fut tout d’abord publié en 1992, dans le premier tome du Journal hédoniste, “Le désir d’être un volcan“. Il fut réédité et inclus en fin de son “Esthétique du Pôle Nord“, en 2002, voyage philosophique offert à ce père pour ses 80 ans
3 commentaires:
Ouais mais en même temps, comment tu veux écrire après, si tout a déjà été dit, et comme ça en plus mpffff hein menfin. C'est beau. Merci. Lechalote
Et aussi surtout, la bise, prends soin de toi. Lechalote
C'est juste beau
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