"
Déjà que tout seul j'ai du mal à vivre ensemble"
Lu dans : manucausse.blogspot.fr
Manu CAUSSE
Prépublication :
"Il y a des vies comme ça où tu
regretterais presque d’être venu. Des moments où tu aurais honte d’être, tout
court.
Des parents qui t’aimaient – et
t’aiment encore, ces cons – un ou une life
partner en qui tu oses avoir assez confiance pour arborer en sa présence
tous tes doutes ; des enfants, des loisirs ou des animaux de compagnie,
selon tes choix et tes goûts politiques ; des potes avec qui boire les
soirs de soif et pleurer les jours de joie ; un métier – on l’oublie
souvent, maintenant que seul le travail
est à la mode, mais détenir un certain savoir-faire rétribué de façon satisfaisante
reste une source de bien-être moral ; bref, tous ces trucs de confort, que
tu as, qui t’entourent, et même allons donc pourquoi pas un bon gros malheur,
mais un malheur identifié, une tragédie personnelle face à laquelle tous les
jours tu peux faire preuve d’une belle résilience
– bin, tout ça, ça te fait ce qu’on appelle une vie.
Tu la regardes de temps à autres,
comme ta gueule dans la glace, et tu te dis, oh, tiens, c’est ça ma vie. Et tu
fredonnes – couillon comme tu es, ça peut même être un truc du genre Alain Barrière, Frankie Sinatra ou Laisse-moi kiffer la vibe avec mon mec (avec la voix de
Brassens, ploum-ploum).
Tu vis, quoi. Ce qui constitue à
la fois un truc d’une banalité affligeante et le machin le plus rare dans
l’univers. A ce qu’on en sait en tout cas.
Puis un jour tu te dis qu’au
fond…
Ce n’est pas que tu ne mérites
pas tout ça. C’est que ça se casse la gueule. C’est que ça n’a plus le goût, le
vrai d’avant. C’est que les hirondelles meurent, les banquises fondent, les
fachos se réchauffent ; les temps sont durs, le temps est moche, le climat
se dérègle.
La nuit, quand tu te réveilles,
tu te dis que tu vas mourir. Ça te fout des trouilles affreuses qui remontent
du ventre, ça te brûle l’œsophage ; et tu te mords les lèvres, amer, pour
éviter de hurler, de pleurer. De réveiller ton ou ta partenaire, à côté de toi
dans le lit, qui dort et qui s’en fout. Qui n’a même pas idée du profond où tu
te débats.
Quand tu regardes une pierre, tu
te dis qu’elle sera là quand tu n’y seras plus. Et tu trouves ça injuste –
c’est con, une pierre, Spinoza le dit toujours. Quand tu regardes un
jardin, tu te dis que les mauvaises herbes l’envahiront. Qu’elles gagnent
toujours à la fin. Que ce qu’on t’a raconté dans les films et les livres – avec
les gentils qui triomphent, les bons qui pardonnent aux méchants, l’héroïne qui
vécurent longtemps – c’est du flan et rien d’autre. Du doux sucré qu’on te vend pour
éviter que les voies des métros ne soient encombrés de cadavres de suicidés.
C’est vrai, il y a des fois où dans les transports en commun te prend l’envie
de hurler aux autres Mais putain
réveillez-vous on va tous y passer. Ou de les buter parce que tu les
détestes – là aussi, ça dépend de ta sensibilité.
Et là, tu as beau te souvenir qu’à
un moment on t’a aimé… ça ne marche plus. Tu as la mémoire du cœur aux abonnés
absents. Tes parents ? Alors peut-être qu’ils t’ont donné la vie, mais
pour un misérable coup de bite, combien de traumatismes, combien de mensonges,
combien d’injustices t’ont-ils fait endurer ?
Ton amant amante mari femme
maîtresse compagne compagnon ? Parlons-en ; son incapacité à te
comprendre, à te saisir, à te suffire, à t’apaiser ne prouve qu’une
chose : l’immense nullité de ta vie.
Comment ça, tu es seul(e) ? A fortiori.
Seul. C’est exactement ça. Il n’y
a rien – rien d’autre que les mensonges qu’on nous vend pour éviter qu’on ne
hurle et ne panique, qu’on ne rue dans les brancards comme le petit veau qui
découvre autour de lui l’odeur de la mort. La vie n’est ni une tragédie ni une comédie : c’est une
aberration. Les liens tissés avec les autres ne sont qu’hypocrisie, ils se
désagrègent autour de toi. Ton passé ? Je t’en prie. Ton passé n’est
qu’une suite de regrets ; tu as toujours fait les mauvais choix –
d’ailleurs, tu n’as jamais eu le choix – d’ailleurs, tu n’as jamais rien fait.
D’ailleurs il n’y a rien à faire.
D’ailleurs, tu n’es plus
tellement sûr d’être là. D’être tout court. Quant à l’avenir, c’est une farce.
Les autres, peut-être, peuvent
trouver du bonheur. Tu ne leur arrives pas à la cheville. Pour cela, tu les
détestes. Et en même temps, tu les méprises – les naïfs. Les stupides. Ils ne
te méritent pas.
Comme tu es lucide. Comme tu
comprends le monde.
C’est à peine si le terme dépression te vient à l’esprit."