mardi, décembre 26, 2017

Notre besoin de consolation est impossible à rassasier Stig DAGERMAN

Notre besoin de consolation est impossible à rassasier
(1952)

Stig DAGERMAN (1923-1954)

Traduit du suédois par Philippe Bouquet

Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux. Je n’ai reçu en héritage ni dieu, ni point fixe sur la terre d’où je puisse attirer l’attention d’un dieu : on ne m’a pas non plus légué la fureur bien déguisée du sceptique, les ruses de Sioux du rationaliste ou la candeur ardente de l’athée. Je n’ose donc jeter la pierre ni à celle qui croit en des choses qui ne m’inspirent que le doute, ni à celui qui cultive son doute comme si celui-ci n’était pas, lui aussi, entouré de ténèbres. Cette pierre m’atteindrait moi-même car je suis bien certain d’une chose : le besoin de consolation que connaît l’être humain est impossible à rassasier.
En ce qui me concerne, je traque la consolation comme le chasseur traque le gibier. Partout où je crois l’apercevoir dans la forêt, je tire. Souvent je n’atteins que le vide mais, une fois de temps en temps, une proie tombe à mes pieds. Et, comme je sais que la consolation ne dure que le temps d’un souffle de vent dans la cime d’un arbre, je me dépêche de m’emparer de ma victime.
Qu’ai-je alors entre mes bras ?
Puisque je suis solitaire : une femme aimée ou un compagnon de voyage malheureux. Puisque je suis poète : un arc de mots que je ressens de la joie et de l’effroi à bander. Puisque je suis prisonnier : un aperçu soudain de la liberté. Puisque je suis menacé par la mort : un animal vivant et bien chaud, un cœur qui bat de façon sarcastique. Puisque je suis menacé par la mer : un récif de granit bien dur.
Mais il y a aussi des consolations qui viennent à moi sans y être conviées et qui remplissent ma chambre de chuchotements odieux : Je suis ton plaisir – aime-les tous ! Je suis ton talent – fais-en aussi mauvais usage que de toi-même ! Je suis ton désir de jouissance – seuls vivent les gourmets ! Je suis ta solitude – méprise les hommes ! Je suis ton aspiration à la mort – alors tranche !

Le fil du rasoir est bien étroit. Je vois ma vie menacée par deux périls : par les bouches avides de la gourmandise, de l’autre par l’amertume de l’avarice qui se nourrit d’elle-même. Mais je tiens à refuser de choisir entre l’orgie et l’ascèse, même si je dois pour cela subir le supplice du gril de mes désirs. Pour moi, il ne suffit pas de savoir que, puisque nous ne sommes pas libres de nos actes, tout est excusable. Ce que je cherche, ce n’est pas une excuse à ma vie mais exactement le contraire d’une excuse : le pardon. L’idée me vient finalement que toute consolation ne prenant pas en compte ma liberté est trompeuse, qu’elle n’est que l’image réfléchie de mon désespoir. En effet, lorsque mon désespoir me dit : Perds confiance, car chaque jour n’est qu’une trêve entre deux nuits, la fausse consolation me crie : Espère, car chaque nuit n’est qu’une trêve entre deux jours.
Mais l’humanité n’a que faire d’une consolation en forme de mot d’esprit : elle a besoin d’une consolation qui illumine. Et celui qui souhaite devenir mauvais, c’est-à-dire devenir un homme qui agisse comme si toutes les actions étaient défendables, doit au moins avoir la bonté de le remarquer lorsqu’il y parvient.
Personne ne peut énumérer tous les cas où la consolation est une nécessité. Personne ne sait quand tombera le crépuscule et la vie n’est pas un problème qui puisse être résolu en divisant la lumière par l’obscurité et les jours par les nuits, c’est un voyage imprévisible entre des lieux qui n’existent pas. Je peux, par exemple, marcher sur le rivage et ressentir tout à coup le défi effroyable que l’éternité lance à mon existence dans le mouvement perpétuel de la mer et dans la fuite perpétuelle du vent. Que devient alors le temps, si ce n’est une consolation pour le fait que rien de ce qui est humain ne dure – et quelle misérable consolation, qui n’enrichit que les Suisses !
Je peux rester assis devant un feu dans la pièce la moins exposée de toutes au danger et sentir soudain la mort me cerner. Elle se trouve dans le feu, dans tous les objets pointus qui m’entourent, dans le poids du toit et dans la masse des murs, elle se trouve dans l’eau, dans la neige, dans la chaleur et dans mon sang. Que devient alors le sentiment humain de sécurité si ce n’est une consolation pour le fait que la mort est ce qu’il y a de plus proche de la vie – et quelle misérable consolation, qui ne fait que nous rappeler ce qu’elle veut nous faire oublier !
Je peux remplir toutes mes pages blanches avec les plus belles combinaisons de mots que puisse imaginer mon cerveau. Etant donné que je cherche à m’assurer que ma vie n’est pas absurde et que je ne suis pas seul sur la terre, je rassemble tous ces mots en un livre et je l’offre au monde. En retour, celui-ci me donne la richesse, la gloire et le silence. Mais que puis-je bien faire de cet argent et quel plaisir puis-je prendre à contribuer au progrès de la littérature – je ne désire que ce que je n’aurai pas : confirmation de ce que mes mots ont touché le cœur du monde. Que devient alors mon talent si ce n’est une consolation pour le fait que je suis seul – mais quelle épouvantable consolation, qui me fait simplement ressentir ma solitude cinq fois plus fort !
Je peux voir la liberté incarnée dans un animal qui traverse rapidement une clairière et entendre une voix qui chuchote : Vis simplement, prends ce que tu désires et n’aie pas peur des lois ! Mais qu’est-ce que ce bon conseil si ce n’est une consolation pour le fait que la liberté n’existe pas – et quelle impitoyable consolation pour celui qui s’avise que l’être humain doit mettre des millions d’années à devenir un lézard !
Pour finir, je peux m’apercevoir que cette terre est une fosse commune dans laquelle le roi Salomon, Ophélie et Himmler reposent côte à côte. Je peux en conclure que le bourreau et la malheureuse jouissent de la même mort que le sage, et que la mort peut nous faire l’effet d’une consolation pour une vie manquée. Mais quelle atroce consolation pour celui qui voudrait voir dans la vie une consolation pour la mort !
Je ne possède pas de philosophie dans laquelle je puisse me mouvoir comme le poisson dans l’eau ou l’oiseau dans le ciel. Tout ce que je possède est un duel, et ce duel se livre à chaque minute de ma vie entre les fausses consolations, qui ne font qu’accroître mon impuissance et rendre plus profond mon désespoir, et les vraies, qui me mènent vers une libération temporaire. Je devrais peut-être dire : la vraie car, à la vérité, il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites.
Mais la liberté commence par l’esclavage et la souveraineté par la dépendance. Le signe le plus certain de ma servitude est ma peur de vivre. Le signe définitif de ma liberté est le fait que ma peur laisse la place à la joie tranquille de l’indépendance. On dirait que j’ai besoin de la dépendance pour pouvoir finalement connaître la consolation d’être un homme libre, et c’est certainement vrai. A la lumière de mes actes, je m’aperçois que toute ma vie semble n’avoir eu pour but que de faire mon propre malheur. Ce qui devrait m’apporter la liberté m’apporte l’esclavage et les pierres en guise de pain.
Les autres hommes ont d’autres maîtres. En ce qui me concerne, mon talent me rend esclave au point de pas oser l’employer, de peur de l’avoir perdu. De plus, je suis tellement esclave de mon nom que j’ose à peine écrire une ligne, de peur de lui nuire. Et, lorsque la dépression arrive finalement, je suis aussi son esclave. Mon plus grand désir est de la retenir, mon plus grand plaisir est de sentir que tout ce que je valais résidait dans ce que je crois avoir perdu : la capacité de créer de la beauté à partir de mon désespoir, de mon dégoût et de mes faiblesses. Avec une joie amère, je désire voir mes maisons tomber en ruine et me voir moi-même enseveli sous la neige de l’oubli. Mais la dépression est une poupée russe et, dans la dernière poupée, se trouvent un couteau, une lame de rasoir, un poison, une eau profonde et un saut dans un grand trou. Je finis par devenir l’esclave de tous ces instruments de mort. Ils me suivent comme des chiens, à moins que le chien, ce ne soit moi. Et il me semble comprendre que le suicide est la seule preuve de la liberté humaine.
Mais, venant d’une direction que je ne soupçonne pas encore, voici que s’approche le miracle de la libération. Cela peut se produire sur le rivage, et la même éternité qui, tout à l’heure, suscitait mon effroi est maintenant le témoin de mon accession à la liberté. En quoi consiste donc ce miracle ? Tout simplement dans la découverte soudaine que personne, aucune puissance, aucun être humain, n’a le droit d’énoncer envers moi des exigences telles que mon désir de vivre vienne à s’étioler. Car si ce désir n’existe pas, qu’est-ce qui peut alors exister ?
Puisque je suis au bord de la mer, je peux apprendre de la mer. Personne n’a le droit d’exiger de la mer qu’elle porte tous les bateaux, ou du vent qu’il gonfle perpétuellement toutes les voiles. De même, personne n’a le droit d’exiger de moi que ma vie consiste à être prisonnier de certaines fonctions. Pour moi, ce n’est pas le devoir avant tout mais : la vie avant tout. Tout comme les autres hommes, je dois avoir droit à des moments où je puisse faire un pas de côté et sentir que je ne suis pas seulement une partie de cette masse que l’on appelle la population du globe, mais aussi une unité autonome.
Ce n’est qu’en un tel instant que je peux être libre vis-à-vis de tous les faits de la vie qui, auparavant, ont causé mon désespoir. Je peux reconnaître que la mer et le vent ne manqueront pas de me survivre et que l’éternité se soucie peu de moi. Mais qui me demande de me soucier de l’éternité ? Ma vie n’est courte que si je la place sur le billot du temps. Les possibilités de ma vie ne sont limitées que si je compte le nombre de mots ou le nombre de livres auxquels j’aurai le temps de donner le jour avant de mourir. Mais qui me demande de compter ? Le temps n’est pas l’étalon qui convient à la vie. Au fond, le temps est un instrument de mesure sans valeur car il n’atteint que les ouvrages avancés de ma vie.
Mais tout ce qui m’arrive d’important et tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu : la rencontre avec un être aimé, une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune, une promenade en mer à la voile, la joie que l’on donne à un enfant, le frisson devant la beauté, tout cela se déroule totalement en dehors du temps. Car peu importe que je rencontre la beauté l’espace d’une seconde ou l’espace de cent ans. Non seulement la félicité se situe en marge du temps mais elle nie toute relation entre celui-ci et la vie.

Je soulève donc de mes épaules le fardeau du temps et, par la même occasion, celui des performances que l’on exige de moi. Ma vie n’est pas quelque chose que l’on doive mesurer. Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des performances. Une vie humaine n’est pas non plus une performance, mais quelque chose qui grandit et cherche à atteindre la perfection. Et ce qui est parfait n’accomplit pas de performance : ce qui est parfait œuvre en état de repos. Il est absurde de prétendre que la mer soit faite pour porter des armadas et des dauphins. Certes, elle le fait – mais en conservant sa liberté. Il est également absurde de prétendre que l’homme soit fait pour autre chose que pour vivre. Certes, il approvisionne des machines et il écrit des livres, mais il pourrait tout aussi bien faire autre chose. L’important est qu’il fasse ce qu’il fait en toute liberté et en pleine conscience de ce que, comme tout autre détail de la création, il est une fin en soi. Il repose en lui-même comme une pierre sur le sable.

Je peux même m’affranchir du pouvoir de la mort. Il est vrai que je ne peux me libérer de l’idée que la mort marche sur mes talons et encore moins nier sa réalité. Mais je peux réduire à néant la menace qu’elle constitue en me dispensant d’accrocher ma vie à des points d’appui aussi précaires que le temps et la gloire.

Par contre, il n’est pas en mon pouvoir de rester perpétuellement tourné vers la mer et de comparer sa liberté avec la mienne. Le moment arrivera où je devrai me retourner vers la terre et faire face aux organisateurs de l’oppression dont je suis victime. Ce que je serai alors contraint de reconnaître, c’est que l’homme a donné à sa vie des formes qui, au moins en apparence, sont plus fortes que lui. Même avec ma liberté toute récente je ne puis les briser, je ne puis que soupirer sous leur poids. Par contre, parmi les exigences qui pèsent sur l’homme, je peux voir lesquelles sont absurdes et lesquelles sont inéluctables. Selon moi, une sorte de liberté est perdue pour toujours ou pour longtemps. C’est la liberté qui vient de la capacité de posséder son propre élément. Le poisson possède le sien, de même que l’oiseau et que l’animal terrestre. Thoreau avait encore la forêt de Walden – mais où est maintenant la forêt où l’être humain puisse prouver qu’il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société ?

Je suis obligé de répondre : nulle part. Si je veux vivre libre, il faut pour l’instant que je le fasse à l’intérieur de ces formes. 
Le monde est donc plus fort que moi. 

A son pouvoir je n’ai rien à opposer que moi-même – mais, d’un autre côté, c’est considérable. Car, tant que je ne me laisse pas écraser par le nombre, je suis moi aussi une puissance. Et mon pouvoir est redoutable tant que je puis opposer la force de mes mots à celle du monde, car celui qui construit des prisons s’exprime moins bien que celui qui bâtit la liberté. Mais ma puissance ne connaîtra plus de bornes le jour où je n’aurai plus que le silence pour défendre mon inviolabilité, car aucune hache ne peut avoir de prise sur le silence vivant.

Telle est ma seule consolation. Je sais que les rechutes dans le désespoir seront nombreuses et profondes, mais le souvenir du miracle de la libération me porte comme une aile vers un but qui me donne le vertige : une consolation qui soit plus qu’une consolation et plus grande qu’une philosophie, c’est-à-dire une raison de vivre.


vendredi, décembre 22, 2017

Entendu

« -Vous devriez vous reprendre, vous êtes en train de sombrer dans la paranoïa !
 -Tout le monde me dit ça ! C’est un complot ou quoi ? »

samedi, décembre 16, 2017

“La vie, c’est d’être ce que nous ne sommes pas ... sans le rester”

Jean-Claude Van Damme

vendredi, décembre 15, 2017

En me réveillant ce matin, je ne me souvenais plus de mon rêve mais j'avais cette phrase en tête :

C'est grâce à la force de sa tolérance qu'on décèle l'humanité d'une personne, heureusement qu'il y a un paquet d'abrutis finis tout autour pour pouvoir bien faire la nuance et comprendre la subtilité de la chose ...

Alors voilà ! Aucune idée du pourquoi de cette phrase imprimée dans mon cerveau à cette heure-ci.

Mais je vous en fait profiter aussi, ça vous apprendra à lire mes conneries.

jeudi, décembre 14, 2017

samedi, décembre 02, 2017

Entropie

http://agora.qc.ca/dossiers/Entropie

Où va le monde, à quoi ressemblera la terre qu’habiteront nos descendants? La notion d’entropie enferme la réponse la plus sûre à ces questions, les plus graves qui soient après celles qui portent sur le sens de la vie et de la mort. Quand on demandait à Einstein quelle était à ses yeux la loi la plus importante de la physique, il répondait: «le second principe de la thermodynamique.» La notion d'entropie est associée à ce second principe

La thermodynamique a pour objet les effets du travail, de la chaleur et de l’énergie sur un système. C’est, on s’en doute bien, après l’invention de la machine à vapeur que cette branche de la physique s’est développée.

Complexe dans ses ultimes raffinements, le second principe est aussi l’expression des observations les plus courantes et les plus banales. Un mot d’abord sur le premier principe. Il appartient au langage courant par la formule: rien ne se perd, rien ne se crée. La matière et l’énergie peuvent changer de forme, elles se conservent toujours. L’air que je respire en ferme des atomes que Platon a respirés il y a 2 500 ans et qui entre-temps ont peut-être été incorporés à la substance d’une plante ou d’un animal.

L’énergie peut toutefois se conserver sous diverses formes , sous celle du charbon par exemple ou celle de la chaleur que le charbon dégage dans une machine à vapeur. La différence est importante car sous la forme de la chaleur l’énergie n’est plus disponible pour produire du travail.

C’est le physicien allemand Clausius qui, en 1865, a forgé le mot "entropie". Sadi Carnot, un autre savant dont le nom est associé au second principe avait remarqué quarante ans plus tôt que l’une des caractéristiques de la machine à vapeur c’est qu’elle comporte une partie chaude et une partie froide et que cette différence fait partie des conditions de son fonctionnement. Plus la chaleur monte dans une partie, plus elle tend à se communiquer à l’autre partie. Si son expansion est freinée par une paroi quelconque, il en résultera à l’intérieur une pression qui actionnera une roue.

Ce passage du chaud au froid est un phénomène universel. Si nous déposons une tranche de pain chaude sur une autre froide, elles seront bientôt toutes les deux tièdes, atteignant ainsi l’équilibre.

Dans une machine à vapeur, une partie du charbon produit un travail, une autre partie se perd en chaleur et cette chaleur tend à se communiquer à ce qui est plus froid autour d’elle. On aura compris que plus la chaleur se disperse, plus il est difficile de lui faire produire du travail. On appelle entropie le processus par lequel l’énergie disponible se transforme en énergie non disponible. Il s'agit d'une grandeur mesurable. «Mesurée en calories, par gramme et par degré, elle est la quantité totale de chaleur ajoutée, divisée par la température.»1 Comme l’expérience nous le rappelle tous les jours de diverses manières, il s’agit là d’une loi de la nature qui constitue une réponse à la question Où va le monde? Il va à l’équilibre, à ce qui pour la matière est l’équivalent de la mort. Et ce processus est irréversible. Le rocher tombé de la montagne n’en fera pas l’escalade de lui-même, l’eau de la mer ne remontera pas les rivières et les chutes, l’énergie que la vie a rassemblée pour l’abandonner à la postérité sous forme de charbon, de pétrole ou de gaz, ne se reconstituera pas d’elle-même après avoir chauffé nos maisons et assuré le déplacement de nos véhicules.

La dégradation de l’énergie, ou sa transformation en énergie non-disponbile est l’un des aspects sous lequel on peut considérer le second principe. On peut dire aussi, comme nous le rappelle l’exemple de la diffusion de la chaleur, que l’énergie tend à perdre sa concentration, à se disperser. Il suffit d’ouvrir un flacon de parfum pour que l’énergie et l’odeur qu’elle contient se répandent dans toute une pièce. Il est intéressant de noter ce qui se passe alors à l’échelle moléculaire : à l’intérieur du flacon les molécules se heurtent les unes aux autres à rythme effréné : hors du flacon, elles s’entrechoquent mollement jusqu’à ce qu’elles se répartissent également dans leur nouvel espace.

On peut enfin présenter le second principe comme le passage de l’ordre au désordre. Une maison abandonnée à elle-même passe vite de l’ordre au désordre. Il faut ensuite une intervention extérieure accompagnée d’une grande dépense d’énergie pour remettre les choses en place et ainsi ramener l’ordre. Il en est ainsi dans la nature. Compte tenu de ce que nous venons de dire sur la dispersion, faut-il en conclure qu’il y a plus d’ordre dans le flacon où les molécules se déplacent plus vite et s’entrechoquent davantage que dans le grand espace où elles vont à l’équilibre. La réponse est oui. Preuve qu’il faut éviter de prendre le mot ordre dans un sens trop étroit quand on l’associe au second principe.

Pour mettre en relief le passage de l’ordre au désordre, les êtres vivants constituent un meilleur exemple que le flacon de parfum. Il y a un très haut degré d’ordre dans un être vivant, mais à sa mort, ou bien ses cendres sont dispersées, ou bien «tout va sous terre et entre dans le jeu,» comme dit le poète. (Paul Valéry) La mort est la fois perte d’ordre, perte de concentration et transformation d’énergie disponible en énergie non-disponible. Elle illustre les trois aspects de l’entropie.

À première vue toutefois, les êtres vivants constituent une exception au second principe. Ils vont en effet du désordre vers l’ordre. Il y a de nombreux éléments constitutifs dans une cellule; il faut que chacun soit à sa place et il faut aussi qu’ils soient liés entre eux- ce qui suppose une forte concentration d’énergie pour que la cellule vive et se reproduise. C’est pourquoi l’on peut dire avec le physicien Shrödinger que la vie est caractérisée par la néguentropie ou entropie négative

N’en concluons pas que le second principe est réfuté par la vie. L’univers auquel il s’applique est un système fermé. Les êtres vivants qui l’habitent, du moins en certaines de ses parties, sont des systèmes ouverts : il y a un échange de matière et d’énergie entre eux et leur environnement. C’est cet échange qui, dans certaines conditions, rend la vie possible. Mais même si elle se reproduit et si l’ordre s’accroît ainsi dans une partie de l’univers, le bilan global est celui que le second principe rendait prévisible : La vie ne peut créer de l’ordre à partir du désordre ambiant qu’au prix d’un accroissement du désordre ambiant global. La vie pollue. Elle est un luxe dans l’univers.

La couleur de la terre vue l'espace et la grisaille des autres planètes nous renvoient à la différence fondamentale entre la matière inanimée et la vie. La couleur de la terre est le signe de l'ordre supérieur dont la vie est capable. La grisaille qui l'entoure nous rappelle la règle générale dans l'univers, l'entropie, à laquelle la vie semble s'opposer, mais qu'elle accroît en réalité.


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